Jean-Philippe LAUER l'oeuvre d'IMHOTEP à SAKKARAH

présentation – par Caroline CHAPPEY-RIBADEAU DUMAS – extrait du Trait d’Union n° 12

voici  une conférence donnée par Jean-Philippe Lauer en juin 1994 à la Société Française des Architectes (association reconnue d’utilité publique dont il est un des éminents membres ainsi que Jean Baubion et dans laquelle j’ai l’honneur de travailler).

Jean-Philippe Lauer, grand-père de nos cousins Igor, Colombe et Edouard, sur le plan professionnel n’est plus à présenter. Cest, pour reprendre une expression de Bernard Pivot, le « jeune homme » qui faisait visiter à Jacques Chirac le site de Sakkarah au printemps dernier. H a été promu grand officier dans l’Ordre de la Légion d’Honneur le 14 juillet dernier. A nos félicitations, nous joignons nos remerciements pour avoir accepté que ses propos et photos illustrent cette publication familiale.

 

conférence sur la résurection de l’oeuvre architecturalne d’IMHOTEP à SAKKARAH

C’est à une quinzaine de kilomètres au Sud des grandes pyramides de Guizèh que s’étend dans le désert du plateau Libyque le site de Sakkarah, centre de l’immense nécropole de Memphis, capitale de l’Ancien Empire égyptien, qui s’élevait en face, dans la vallée, également sur la rive gauche du Nil. Ce site est dominé par la célèbre Pyramide à degrés, tombeau du roi Zoser (Zéser) ou Djoser (Djéser), le principal pharaon de la Illème dynastie, dont on situe l’avènement aux environs de 2700 avant notre ère. Selon l’historien Manéthon, prêtre égyptien du Illème siècle avant J.-C., « c’est sous le règne de Tosorthros (ou Sésorthos) que vécut Imhoutès qui, en raison de sa science médicale est considéré comme Asklépios ; il fut l’inventeur de la construction en pierre de taille, et s’adonna également à l’art d’écrire ».

Or, depuis longtemps, le nom de Tosorthros ou Sésorthos a été identifié à celui de Zoser ou Djoser, tandis que celui d’Imhoutès l’était à Imhotep.

Ce dernier vénéré comme un sage à l’Ancien et au Moyen Empire, puis au Nouvel Empire comme un savant, supérieur des prêtres-lecteurs et patron des scribes, est considéré parfois comme le fils du grand dieu Ptah de Memphis. Cette origine divine lui est ensuite attribuée de façon constante aux époques saïte et perse ; il sera dès lors déifié pour sa science médicale, et un temple, l’Asklépéion encore à découvrir, fut édifié pour son culte non loin du Sérapéum à Sakkarah ou quelques statuettes de lui en bronze ont été recueillies.

Socle de statue de l’Horus Néteri-khet (Zoser) où se trouvent le nom et la titulature de son ministre, l’illustre Imhotep.

 

Néanmoins l’existence même d’Imhotep sous le règne de Zoser pouvait paraître encore plus ou moins légendaire avant la découverte en 1926 (par l’archéologue anglais Cecil Firth qui dirigeait le déblaiement du complexe de la Pyramide à degrés) de son nom et de sa titulature gravés sur un socle de statue de l’Horus Neterikhet (c’est-à-dire Zoser) ; ce socle fut recueilli à quelques dizaines de mètres de la colonnade d’entrée du très vaste ensemble monumental édifié autour de son tombeau.

Ce socle corrobore, en effet, par le nom et la titulature d’Imhotep qu’il comporte, l’identité de l’Horus Neterikhet et du roi Tosorthros ou Sésorthos de Manéthon, autrement dit le Zoser des listes hiéroglyphiques royales du Nouvel Empire. Cette identité seulement basée jusque là par un document ptolémaïque, la stèle de l’île de Séhel, près d’Assouan, relatant la consultation d’Imhotep par Zoser à propos d’une famine, et donnant le protocole complet de ce pharaon avec son nom d’Horus Neterikhet et son nom de cartouche Zoser, s’est, en outre, trouvée confirmée par des graffiti de visiteurs du Nouvel Empire relevés au cours des fouilles sur les parois des deux édifices symboliques appelés dans son complexe monumental de Sakkarah « maisons du Sud et du Nord » ; certains de ces scribes, en effet, disent être venus visiter là le temple du roi Zoser « le justifié ».

Quant au socle précité de sa statue, il donne à la suite de son nom d’Horus Neterikhet, celui d’Imhotep avec les titres suivants : « le chancelier du roi de Basse- Egypte, le premier après le roi de Haute- Egypte, Administrateur du Grand Palais, Noble héréditaire, Grand-prêtre Imhotep, le constructeur, le fabricant de vases de pierre… ».

L’énumérationn de ces trois derniers titres, suivant immédiatement le nom d’Imhotep paraît bien indiquer que celui-ci avait la haute main sur les travaux royaux d’architecture et de sculpture, ainsi que sur la fabrication des vases de pierre, industrie alors de très grande importance, si l’on en juge par le nombre extraordinaire de ces vases s’élevant à plusieurs dizaines de milliers, qui furent enfouis à trente mètres de profondeur sous la Pyramide à degrés même. Nous voyons ainsi par cette dédicace ce dieu sortir de la légende ou de la mythologie pour entrer dans le domaine de l’histoire. Imhotep fut certainement un grand créateur, son œuvre, nous allons le voir, témoigne et peut expliquer en partie souvenir si profond qu’il laissa à la postérité.

Malheureusement, ce prodigieux ensemble monumental a été attaqué dès la deuxième Période Intermédiaire (1785-1580 avant J.-C.) par les chercheurs de pierres, pour la simple raison que la hauteur moyenne des assises (0,20m à 0,35 m) des monuments cultuels ou symboliques de Zoser et de son immense enceinte étant deux ou trois fois moindre que celle des blocs des temples funéraires et grands mastabas des Vème et Vlème dynasties à Sakkarah, l’extraction des blocs équarris et bien ravalés y était évidemment bien plus simple et facile qu’à ces derniers. En revanche, les assises de base demeurées souvent ensablées à 1 mètre ou 2 de profondeur nous ont permis de dresser la plupart des plans à ces niveaux, tandis que de très nombreux éléments architectoniques négligés par les chercheurs de pierre de remploi et disséminés dans le sable étaient recueillis et classés : tambours de colonnes, les unes fasciculées et les autres cannelées à arêtes vives comme le dorique grec, chapiteaux complets ou fragmentés, blocs de couronnement de murs, et de jambages de portes, simulacres de gonds de portes et de rondins de plafond, moulures en tores, etc.

Etudiant alors chacun de ces précieux fragments providentiellement conservés jusqu’à nous, j’arrivai peu à peu à retracer les formes et à retrouver les proportions de ces édifices d’un style encore inconnu en Egypte.

La plupart de ces derniers montrent de curieux essais de transposition, dans la pierre, de formes et d’éléments d’architecture de brique crue, de bois ou même de roseaux, « pétrification » assez comparable à celle que l’on constate au début de ^architecture grecque, dans les temples de l’ordre dorique. Telle a été la raison des proportions si élancées des colonnes, qui représentent des poteaux de bois cannelés ou des faisceaux de tiges de palmes, et des courbes élégantes de nombreuses toitures, qui reproduisent la silhouette des édicules légers dressés primitivement en roseaux pour abriter le trône royal ou, à l’occasion de fêtes, les statues ou emblèmes des différentes divinités.

Tous ces édifices ont été ainsi pétrifiés pour assurer au ka du roi Zoser (c’est-à-dire son double, son principe vital) le cadre nécessaire à la célébration de son Heb-Sed (fête de jubilé) dans l’au-delà pour le renouvellement périodique de son pouvoir royal « des millions de fois ». Il s’agit là d’un immense décor symbolique constitué par des bâtiments dont l’intérieur est généralement bourré en majeure partie de blocaille, l’évocation de leurs façades et de leurs silhouettes extérieures devant suffire au ka et à ses cortèges de l’autre monde. En dehors de la célébration même des funérailles, puis du service des offrandes, il ne se déroutait, en effet, aucune cérémonie réelle dans ce vaste complexe monumental, où presque tout concernait un domaine purement idéal.

Aquarelles de restitution en maquette du complexe monumental funéraire du roi Zoser, par Jean-Philippe Lauer

 

Ainsi s’expliquent, en particulier, ces étonnantes représentations de portes ou de barrières en bois sculptées dans la pierre, dont nos projections montreront divers exemples.

Toutes les portes de cette « demeure d’éternité » de Zoser sont ainsi simulées dans la pierre, les unes représentées fermées, les autres ouvertes ou entrouvertes, et ne pouvant fonctionner qu’idéalement au commandement magique du ka royal.

Monsieur J.-P. Lauer fait alors passer en les commentant plus d’une centaine de diapositives concernant la Pyramide à degrés et les monuments de son complexe funéraire. Ces derniers présentés d’abord lors de leur découverte avec plusieurs vues de la maquette de restitution d’ensemble qu’il a pu en établir et qui doit trouver place au centre d’un petit musée lapidaire réservé à l’œuvre d’Imhotep, à édifier au cours de l’automne prochain à proximité de l’entrée de l’enceinte de Zoser. Après projection des différentes restitutions effectuées là suivant les principes de l’anastylose pratiquée à l’Acropole d’Athènes et en bien d’autres sites archéologiques, un aperçu est donné des appartements souterrains de la pyramide et du cénotaphe de l’enceinte sud avec leurs chambres à faïences bleues et les stèles figurant le roi Zoser.
Monsieur Lauer ajoute, enfin, une petite sélection de diapositives concernant les admirables vases de pierre dure ou d’albâtre qu’il a découverts et extraits par milliers des galeries les plus profondes situées à une trentaine de mètres sous la pyramide, avant de conclure ainsi sa conférence :

Tels sont les découvertes et les principaux monuments qu’ont révélés les fouilles et travaux effectués dans la nécropole de Sakkarah autour de la Pyramide à degrés par le Service des Antiquités de l’Egypte depuis plus d’un demi-siècle, projetant ainsi des lueurs nouvelles sur l’apparition de l’architecture de pierre durant cette lointaine époque de la Illème dynastie.

Avant cela, nous ignorions pratiquement tout de cet âge, qui fut particulièrement brillant, et qui vit naître, sous l’impulsion géniale du divin Imhotep, l’art majeur de l’humanité qu’est encore l’architecture de pierre de taille. On a pu, néanmoins s’étonner à juste titre du passage si rapide de cette architecture fine et élégante d’Imhotep à celle, au contraire, si massive et puissante des Grandes Pyramides. Or, des fouilles récentes nous ont précisément révélé un complexe monumental de transition, malheureusement laissé inachevé, celui du successeur et fils probable de Zoser, jusque-là ignoré, l’Horus Sekhem-Khet, où se retrouve une enceinte exactement du même style et de mêmes proportions, mais exécutée avec un appareil formé d’assises deux fois plus hautes. Cette évolution de la technique va dès lors se poursuivre activement dans le même sens et conduire à une architecture toute différente, beaucoup moins élégante, mais mieux adaptée à la pierre. Elle trouvera son expression la plus caractéristique dans les temples de granit de Khéphren à Guizèh, pour revenir ensuite à des formes plus harmonieuses dans les temples funéraires royaux de la Vème dynastie en Abousir, où l’art de l’Ancien Empire atteindra son apogée, essentiellement dans les bas-reliefs et la statuaire.

Mais c’est le complexe monumental de Zoser, qui demeure la clef essentielle pour la compréhension d’une évolution aussi radicale. Terme et couronnement de la construction prédynastique et protohistorique, dont Imhotep pétrifia si magistralement les formes dans les édifices qui y sont transposés et figurés (principalement dans l’ensemble dit du « Heb-Sed » et les deux « maisons du Sud et du Nord »). Le complexe fut en même temps, par la gigantesque et massive superstructure en gradins de la tombe royale même, le point de départ de cette architecture des Pyramides, qui devait faire, aussi bien dans l’antiquité que de nos jours, l’étonnement et l’admiration du monde.

Restitution en maquette du complexe monumental funéraire du roi Zoser, par Jean-Philippe Lauer

l’entrée de l’enceinte de la Pyramide à degrés, reconstituée avec pierres d’origine par Jean-Philippe Lauer