Alfred THUILLIER

sommaire :
     1 – acte de naissance
     2 – biographie
     3 – sépulture
     4 – Vignacourt
     5 – un précurseur dans le domaine social

 

1 – acte de naissance

→ cette photocopie n’est pas merveilleuse – mais nous avons pu la transcrire ainsi :

L’an mil huit cent trente neuf, le vingt huit septembre à (illisible) heures du matin, devant nous maire officier de l’état civil de la commune de Vignacourt canton de Picquigny département de la somme est comparu Jean Baptiste Thuillier dit Chapitre agé de trente quatre ans manouvrier demeurant audit vinacourt, lequel nous a présenté un enfant du Sexe masculin né en cette commune le Vingt Sept du Mois dit à dix heures du soir de lui Comparant et de Joséphine Mercier son Epouse agée de trente deux ans auquel il a déclaré vouloir donner les prénoms de Joseph alphrede lesdites présentation et déclaration faites en présence de Bonamie frédéric duboille agé de quarante deux ans arpenteur et de Joseph Sainsollieux agé de trente deux ans garde de bois tous deux demeurant audit vinacourt le père et les témoins ont signé avec Nous le présent acte après qu’il leur en a été donné lecture.

commentaires :
– Jean-Baptiste est doté d’un surnom, « chapitre », suffisamment usuel pour qu’on en fasse état ici – ceci donne à penser que les THUILUER étaient nombreux à Vignacourt (les tombes du cimetière en témoignent), au point qu’il n’était pas inutile d’utiliser un troisième identifiant (à l’instar des romains : nomen, praenomen, et cognomen) – c’est l’occasion de rappeler que les surnoms (souvent des sobriquets décernés par l’entourage) étaient très fréquents : aussi bien, ils sont souvent à l’origine des noms propres! – nous ne savons pas la signification du présent surnom : doit-il souligner, par antithèse, avec dérision, une attitude peu conforme à celle d’un corps de chanoines ?
– le terme « manouvrier », qui parle de lui-même (c’est un doublet de « manœuvre ») figure dans le Larousse (même le Petit – Illustré)- la tradition orale de la famille donnait au père d’Alfred la profession de bûcheron, laquelle n’est qu’une spécialisation de celle de manouvrier
– depuis la plus haute antiquité, les scribes n’éprouvent qu’un respect assez relatif de l’orthographe : voir tes deux « vinacourt » après « vignacourt »- cette remarque générale éclaire certains commentaires ci-après.
– les prénoms « Joseph alphred » ont manifestement été portés dans le texte par une autre main que celle du rédacteur de l’acte : il faut vraisemblablement voir là un usage, consistant à laisser au Père l’honneur d’écrire lui-même les prénoms de son enfant – cet usage, non dépourvu d’élégance, est confirmé par te fait qu’il est respecté dans tous les autres actes voisins de celui examiné
– on peut estimer curieuse l’orthographe « alphred » (dans le texte, ainsi bien qu’en marge);
– faut-il y voir un souci d’affectation et de snobisme ? les vignacouriens se prénomment parfois Ulysse, Athalie, Zélie, Alcida, Théophane, Asphasie, Filogome, etc.
– faut-il y voir, plus simplement (et plus vraisemblablement) une simple faute d’orthographe ? la facture assez gauche de l’écriture du Père déclarant permet de supposer qu’il ne maniait pas merveilleusement les subtilités de la langue française
– aussi bien la faute pourrait s’expliquer par le fait que la fin du premier prénom s’écrit bien avec « ph » (le mot « Joseph » vient de Yo, déformation de Yah = Dieu et de hôsip rajouter : Joseph = que Dieu ajoute…d’autres enfants à celui qui vient de naitre – le « ph » se justifie), le rédacteur a été incité à écrire le second prénom avec la même orthographe pour le même son
– de toute manière, il ne savait sans doute pas que te téléphérique est correct, car venant du grec pherein et non pas du latin féro – il ne savait pas, encore moins, que le mot « Alfred », souvent orthographié Auvrau, Auvré, Auvret, et latinisé en Alveredus, vient du saxon « aelfraed », composé de aelf (ou alb) = elfe, et de raed (ou red, ou rad) = conseil : la forme « ph » ne se justifie aucunement !
– à l’appui de l’hypothèse de la faute d’orthographe, on peut ajouter une seconde faute : celle d’avoir porté un « e » final, puis, par remords (ou à la suite d’une remarque), de l’avoir barré
– mais on peut se demander pourquoi le rédacteur, c’est à dire le Maire (ou plutôt : le Secrétaire de Mairie, qui était généralement l’instituteur), a laissé faire (le secrétaire de mairie, en supposant qu’il ait eu lui-même « de l’instruction », n’aurait-il pas osé reprendre son Maire ? plus simplement, on peut reconstituer la scène : le Secrétaire présente le registre, en le tournant, au Père, qui est devant lui – quand il reprend le registre et s’aperçoit de la faute, il est trop tard !
– pour l’anecdote, on doit noter que l’acte de naissance qui suit, sur le registre communal, comporte la même orthographe fautive, mais on peut voir là un simple effet d’entrainement, par recopie de l’orthographe de l’acte de notre aïeul
– dans les actes postérieurs concernant notre aïeul « Alphred », tout au moins ceux dont nous avons connaissance et notamment le contrat de mariage, c’est l’orthographe normale qui est retenue
– on doit noter le peu de respect pour l’ordre des prénoms … puisque l’acte porte, en marge, un ordre inverse ! c’est l’occasion de dire que de nombreuses familles retiennent, comme prénom usuel, le dernier déclaré, mais on doit noter que, sur le contrat de mariage, c’est l’ordre voulu par le Père déclarant qui est retenu
– quant à l’acte étudié, il reste à déterminer la source de l’inversion : la mention marginale est-elle antérieure ou postérieure ? – des mentions similaires, et de la même main, figurant sur tous les autres actes voisins, on peut raisonnablement pencher pour la postériorité (je sais que ce mot ne figure pas dans tous les dictionnaires, mais il figure bien dans le Littré)
– une énigme réside dans le fait que l’écriture des mentions marginales ne ressemble en rien à celle du corps de l’acte – par contre, on peut y trouver une ressemblance avec la signature du Maire, J. LEFEBVRE (graphisme ampoulé du « r » gras du trait tracé relativement hésitant), signature qui apparait de facture sensiblement différente de celle du corps du texte – ceci conduirait à penser que le Maire a porté toutes les mentions marginales – hypothèse assez invraisemblable, car ce serait plutôt la charge normale d’un secrétaire de mairie
– le prénom de « Bonamie » existe, avec cette orthographe précise, sous forme de nom de famille (un abonné au téléphone dans ta Somme, un autre à Paris, etc..)
– les noms des témoins sont picards : « Duboille » = originaire de Le Boiste, canton de Crécy en Ponthieu, département de La Somme – « Sainsollieux » = originaire de Saint-Sauflieu, canton de Boves, même département – quant au nom du Maire, « Lefebvre », (du latin « faber » : forgeron), il est très fréquent dans la Somme, et plus généralement, dans te nord de la France (et même en Belgique) quoique plus souvent, avec l’orthographe « Lefevre »
– la signature « THUILLIER » pose une énigme : l’approche graphologique montre que cette signature est de la main du rédacteur de l’acte (elle est manifestement identique au « THUILLIER » figurant à la fin de la quatrième ligne, à ta différence près que les lettres sont mieux détachées : mais ces dernières constations peuvent s’expliquer par une plus grande attention portée à une signature), et non pas de celle du rédacteur des deux prénoms ! diverses explications sont possibles : la plus plausible, peut-être (même si elle n’annonce pas la présence, forte, dans notre famille actuelle, d’intellectuels et d’écrivains brillants) est de voir dans le petit entrelacs (que l’on ne peut, en l’état, appeler lettrine d’enluminure….), entre la signature de Duboille et le mot « Thuillier », la véritable signature de Jean Baptiste Thulllier (l’entrelac ne semble pas faire partie de la signature de Duboille, qui dispose déjà, en avant, de l’initiale du prénom) – et c’est le rédacteur de l’acte qui a ajouté te mot Thuillier pour bien identifier le rédacteur de l’entrelacs.

 
2 – biographie – de Colette LAMY-LASSALLE 

 Je tiens à évoquer l’image de mon grand-père, Alfred Thuillier, mort en 1912 alors que j’avais six ans et dont le souvenir a été mal conservé alors qu’il fût un homme exceptionnel.

Alfred Thuillier, né le 27 septembre 1839 à Vignacourt (Somme) passe toute sa jeunesse dans son pays natal dont il fréquente l’école primaire. Venu tout jeune à Paris, il débute modestement chez un entrepreneur de plomberie, la maison Lestienne. Par son travail et son application, il gagne l’estime de ses patrons et en 1860 ; à peine âgé de 21 ans il occupe déjà le poste de métreur. Ses connaissances professionnelles se développent rapidement et lui permettent de publier un ouvrage technique le « Tarif raisonné des ouvrages de couverture et plomberie » qui sera utilisé jusqu’à la fin du siècle.

En 1869, Alfred Thuillier s’installe à son compte. Ses affaires prospèrent et ses bonnes relations professionnelles le feront élire vice-président de la Chambre syndicale des entrepreneurs en 1879. Entre-temps, s’étant marié avec Blanche Lestienne, il en a 3 enfants : Léon, né en 1873, Berthe (Lassalle) née en 1875 et Lucie (Landry) née en 1877. En 1880, il s’associe avec son frère Eugène pour fonder la maison Thuillier Frères. Il fera preuve dans son entreprise d’un sens social peu courant à son époque en instituant une Caisse de participation des employés aux bénéfices.

Il s’intéresse à la politique et est élu conseiller de Paris en 1890, puis président du Conseil Général de la Seine en 1899 et enfin sénateur en 1899. Il soutiendra la politique de séparation de l’Eglise et de l’Etat, en accord avec son anticléricalisme personnel, un anticléricalisme tel qu’il interdit à sa fille Lucie de se marier à l’Eglise avec un brillant normalien, fils d’un Conseiller à la cour de Paris, et tel qu’il se réunit le Vendredi Saint avec ses amis pour manger du boudin !

Son programme économique mérite une attention particulière puisque cent ans plus tard, il nous parait d’une modernité remarquable. Il a prôné, entres autres, la réduction légale de la durée maximum de la journée de travail à dix heures, la création de caisses de retraite pour les vieillards et les invalides du travail, la responsabilité des patrons en matière d’accidents du travail.

L’ensemble de sa carrière peut s’expliquer par l’engagement d’Alfred Thuillier dans la franc-maçonnerie à l’âge de 25 ans. En effet, dès 1864, il entre à la Loge de la Rose du Parfait Silence qui dépend du Grand Orient de France et y côtoie aussi bien employés de bureau que le banquier Lazard. Il en franchit assez rapidement les échelons puisqu’en 1870, à l’âge de 31 ans, il est déjà « premier surveillant », grade le plus élevé après le « vénérable ». Il faut rappeler ici l’esprit qui animait la franc-maçonnerie : défense de la liberté humaine, plein accomplissement de chaque individu, solidarité et fraternité avec les moins favorisés.

Alfred Thuillier meurt en 1912 et sa veuve (Granny) continuera, jusqu’à sa mort en 1936, à prôner un anti­cléricalisme agressif. Granny s’est, en effet, toujours opposée à ce que sa descendance se fasse baptiser et fréquente l’Eglise.

A Vignacourt, les domestiques eux-mêmes étaient victimes de ces interdictions car Granny tenait à conserver les traditions anticléricales de son mari. Il a fallu attendre près de dix ans pour qu’elle accepte de se rendre aux mariages catholiques de tous ses petits-enfants.

 
3 – sépulture

situation
cimetière du Père Lachaise à Paris
sur le terre-plein devant la Chapelle
en tournant le dos à la Chapelle : à droite, au premier rang, avant-dernière sépulture

 posé sur le dessus
buste d’Alfred THUIILIER 1839-1912 (d’après son acte de naissance et son contrat de mariage, ses prénoms étaient : Joseph Alfred)

 inscriptions sur le côté droit
Léon THUILLIER 1873-1901 – fils d’Alfred
Alfred THUILLIER 1839-1912
Paul LANDRY 1901-1929 – petit-fils d’Alfred – « inhumé à Ajaccio » (ceci est confirmé par la présence du cercueil correspondant dans la chapelle Meuron-Landry à Ajaccio)
Madame Alfred THUILLIER née LESTIENNE 1853-1936
Madame Lucie LANDRY née THUILLIER 1877-1954 – Lucie, l’une des deux filles d’Alfred, a bien été inhumée ici, mais elle a été exhumée en 1956, à la mort de son mari, Adolphe, et transportée avec lui à Ajaccio : leurs deux cercueils sont effectivement déposés dans la chapelle familiale ci-dessus – une mention similaire à celle de leur fils Paul aurait dû être gravée au Père Lachaise !

inscriptions sur le côté gauche
Léon LESTIENNE 1869-1873 – beau-frère d’Alfred
Francis THUILLIER 1847-1879 – frère d’Alfred
Irénée LESTIENNE 1825-1879 – beau-père d’Alfred (on peut noter que ce prénom, très masculin, est orthographié « Iréné » sur le contrat de mariage d’Alfred THUILLIER)
Vve Irénée LESTIENNE née Céline PIGIS 1830-1901 – belle-mère d’Alfred (d’après le même contrat, le prénom était « Coelina »)
Eugène THUILLIER 1850-1915 – frère d’Alfred

 inscriptions sur la face arrière
CAP n° 705 année 1879

4 – Vignacourt
→ voir sous ce titre l’article compilant les données sur ce lieu


5 – un précurseur dans le domaine social
La Rédaction du Trait d’Union a reçu la copie d’un mémoire présenté par la Maison THUILLIER Frères à l’occasion de l’Exposition Universelle de Paris, en 1900. sur « la participation aux bénéfices dans l’industrie du bâtiment ».

Elle a demandé à l’un de ses collaborateurs l’analyse que l’on trouvera ci- après. Elle est consciente (avec le collaborateur intéressé) que cette analyse peut être considérée comme un tantinet ésotérique par les lecteurs non initiés à la lecture courante des affaires (au sens noble du terme !). Elle demande un peu d’indulgence aux membres de la famille qui exercent une profession libérale, n’ayant pas voulu leur faire l’injure d’une traduction résumée en langage courant.

Ce mémoire, trop long pour être ici reproduit, expose la création, en 1887, d’une Société de secours mutuel, donnant aux employés et ouvriers de la Maison une retraite à 55 ans (avec réversion sur la veuve), ainsi que, en cas de maladie, « tes soins du médecin, les médicaments gratuits, et des secours en argent’.

Sans doute, cette réalisation procède des idées généreuses du 19ème siècle, idées qui se sont exprimées, notamment lors de la révolution quarante-huitarde (et non pas soixante-huitarde …) et qui ont provoqué des initiatives sociales avancées (et souvent utopiques !) telle que celle de disciples de Saint-Simon, Messieurs Bazard et Enfantin (polytechniciens distingués), partis créer (dès 1832) des phalanstères en Egypte.

Sans doute, le mémoire n’échappe pas à la culture et au vocabulaire du temps, reflets d’un certain paternalisme éclairé : « l’ouvrier reste encore indifférent aux questions de prévoyance ;… il a fallu être prévoyant pour lui ;… on lui a imposé l’obligation de verser à une caisse de prévoyance tout ou partie du sursalaire qui lui est attribué sur les bénéfices », ‘l’ouvrier a besoin d’un enseignement économique et social qu’il est possible de lui donner, et dont il profitera avec le bon sens qui est dans sa nature, s’il ne se laisse pas conduire par des influences étrangères à ses propres intérêts ».

Il n’en reste pas moins qu’Alfred Thuillier avait fort bien discerné la motivation essentielle de son initiative : 7a conciliation des intérêts du Travail et du Capital », « la solidarité et le progrès économique, contribuant ainsi à l’apaisement social » ; les ouvriers vont prendre ‘d’avantage soucis de la bonne exécution d’un travail dans les conditions exigées d’économie de temps et de matières premières’. Ce qui correspond parfaitement à la constatation aujourd’hui réaffirmée, qu’un personnel « motivé » et donc, participant à l’amélioration constante des processus opératoires, est considérablement plus « productif (encore que le mot soit chargé d’une connotation trop souvent péjorative…)

Il faut vivement regretter que Monsieur Frédéric W. Taylor, et l’Organisation « Scientifique » du Travail aient occulté, pour quelques décennies, cet aspect de la nécessaire implication des travailleurs (ravalés au rôle de simples exécutants d’ordres bien pensés !).

A l’attention des lecteurs qui s’intéresseraient à la qualité et à sa reconnaissance (sous la forme, notamment, d’une certification de produit ou d’une certification de systèmes d’assurance de la qualité), qu’il soit permis de rappeler que les procédures, lourdes et contraignantes, qui accompagnent de telles certifications, ne doivent jamais occulter la possibilité et même la nécessité (voyez l’exemple japonais), d’une perpétuelle amélioration : on retrouve ici l’implication de tous, et d’abord des opérateurs de base.

Revenons à notre aïeul : il a fort bien posé quelques modalités essentielles :
– les participants à la société de secours mutuel la gèrent eux-mêmes (« nous avons proposé, et non imposé, un projetée statuts fixant nos engagements personnels, et les droits et obligations des participants ») ;
– « la comptabilité est tenue par des employés participant à nos bénéfices, ce qui exclut toute possibilité de dissimuler une partie de ceux-ci » ;
– les participants « n’ont aucun droit de contrôle sur les opérations de notre maison », mais, du fait des dispositions ci-dessus « leurs intérêts ne peuvent être sacrifiés à notre profit, comme des sceptiques pourraient être tentés de le croire ».

Notre aïeul croit devoir préciser un facteur favorable : « nos débuts ayant été modestes, nous avons été plus que d’autres en contact permanent avec les ouvriers ».

On doit en conclusion, constater :
– que l’initiative était singulière, à l’époque, car traduite par une réalisation effective et durable ;
– qu’elle était originale, dans le secteur du bâtiment (où tout chantier est spécifique et non répétitif), et dans une « PME », car elle sortait du cadre de la grande industrie et des fabrications de série ;
– qu’elle prouve qu’une participation réelle et sincère est possible dans une maison dirigée par une forte personnalité (notre aïeul possédait certainement cette caractéristique, sans laquelle il n’aurait pas conduit sa merveilleuse réussite personnelle) ;
– qu’elle démontre qu’une vraie participation, outre son aspect social et humain (ou, sans doute à cause de cet aspect ?), conduit à des résultats économiques non négligeables : il a été distribué « en moyenne, chaque année, une surélévation de 12% du salaire ».