Nane CHAPPEY-DUJOUR  8 janvier 1938 - 14 avril 2005

sa disparition  – par sa fille Florence – extrait du Trait d’Union n° 25

« La photo a été prise aux Saintes Marie de la mer juillet 2003. On adorait aller à cette plage; maman n’allait pas trop mal, juste un peu inquiète parce qu’elle se faisait opérer du dos juste après. Enfin c’était plutôt un bel été ». 

J’étais la seule à parler à l’orage
Nul ne savait le langage du ciel
Et tout en moi devenait plus visible
Je m’élevais tendre comme une plume
Tandis qu’un plomb loin de moi retombait
Ce que parler veut dire je le sais
Soleil, soleil, êtes-vous mon artère ?
Vivons ! Vivons ! mais…nous venons de vivre
Au moment même où la lune jetait
Son rayon bleu sur nos visages blancs.

                                                                     Robert Sabati er

Douce maman,

Récemment tu faisais le bilan de ta vie et tu étais désabusée, estimant que tu n’avais rien fait de remarquable. Comment as-tu pu penser cela, maman chérie, toi qui avais su mieux que personne être la mère et l’épouse idéale, la donneuse de forces, celle qui nous insufflait une énergie qui nous permettait de mener à bien nos projets, pour tes enfants comme pour ton mari (tout en menant par ailleurs une activité professionnelle riche et intéressante). Tu nous donnais des forces mais jamais de leçons. Toi si modeste, tu avais en ce qui nous concerne un orgueil qui nous a donné tant de confiance Telle une petite fée, tu nous as façonnés sans jamais nous imposer de moule ni de contrainte. Ton amour était doux et enveloppant mais jamais étouffant. Tu nous consolais de nos peines les plus grandes comme des plus dérisoires. Tu te réjouissais tellement de nos succès ou nos bonheurs. Ton attention était vigilante mais jamais pesante. Ta complicité bavarde avec les uns, plus silencieuse avec les autres rendait nos relations douces et intenses, profondes et légères à la fois. La maladie avait depuis longtemps modifié quelque peu nos relations, elle nous donnait un sentiment d’inquiétude qui nous plongeait dans l’urgence. Urgence de profiter de toi encore et toujours, urgence de profiter de ces moments où nous étions tous réunis, urgence de se voir sans cesse, de s’abreuver de toi, urgence de se dire l’essentiel, tout cela sans aucune pesanteur ni gravité. Cette urgence d’ailleurs n’avait en rien altéré les plaisirs du quotidien à Paris ou ailleurs : thés gourmands chez Angelina, déjeuners à la Coupole, chocolat crémeux à Vienne, pasta à Florence, expo photos à Arles, étalage de nos dernières trouvailles sur la terrasse de casa chichi, chinées aux puces de Villeneuve les Avignon avec papa, les contreforts des Cévennes en toile de fond, et toi sur ta chaise longue à rayure, un éternel bouquin posé sur tes genoux, admirant nos nouveaux trésors. Marches aux étangs de Ville d’Avray, avec comme seuls compagnons, les canards qui s’ébrouent, sous un ciel métallique d’hiver, douceur de s’appeler quotidiennement parfois pour ne rien dire, mais raccrocher était toujours un arrachement. Et ces rires, t’en souviens-tu ? Oh oui, nous avons beaucoup ri ensemble, (et même dans des moments sombres) ton esprit de dérision égalait ton intelligence.

Plaisirs surtout de parler et de parler des gens, car une de tes plus grandes passions, c’était l’humain. Et chacun sait combien ton oreille était attentive, combien ta clairvoyance psychologique était aiguë, combien grande était ta disponibilité, ta chaleur à l’égard des autres. Toujours ce sentiment délicieux de ne jamais vous

déranger, toi et papa, alors même que tu étais très occupée ; au contraire, le sentiment d’être toujours attendus. Tu étais constamment à l’écoute, de ta famille, de tes amis, de tous ceux qui te connaissaient. Maman, tu pars en ayant achevé ton œuvre, mais tes regrets étaient immenses de « laisser tes petits enfants sur le bord de la route » comme tu disais. Nous aussi, nous en sommes inconsolables.

La maladie était à l’œuvre depuis 6 ans et ta combativité t’a cependant permis de travailler presque jusqu’au bout, avec une énergie impressionnante, de mener à bien tes passionnants projets de livre, d’écrire des nouvelles, de parcourir le monde ; de l’Iran au Mexique, de l’Italie à l’Egypte, en passant par l’Espagne et la Pologne ; te souviens-tu de notre grande balade à vélo dans les rues de Ferrare ? des boules de Noël achetées à Cracovie pour le prochain sapin de tes petits enfants, des balades dans l’Estramadur rebelle ?. Bref, malgré les angoisses des examens médicaux, malgré les douleurs (et Dieu sait si elles étaient vives), tu nous as permis de profiter pleinement de ces années avec toi. Jusqu’en janvier, tu faisais des projets de voyage. Maman nous irons en Sicile tous ensemble ou à Malte, et tu veilleras sur nous.

Ces derniers jours, tu savais que tu partais vers d’autres rives et tu continuais à nous plaindre, à t’inquiéter pour nous. Tu disais aussi : « quand vous êtes là mes enfants chéris, il ne peut rien m’arriver ». Pourtant nous n’avons pu qu’assister impuissants et désespérés à l’acharnement cruel de cette horrible maladie qui chaque jour meurtrissait davantage ton corps et te désespérait. Tu résistais vaillamment, te forçant à marcher, à déjeuner, choses qui te demandaient un effort immense et qui t’épuisaient. Tu le faisais pour nous, heureuse de nous donner ces espoirs de vie, mais si lucide au fond de toi-même. Tu restais protectrice, mais tu attendais aussi de nous que nous te protégions. Nous faisions bloc. Tu nous avais montré comment faire. Maman chérie, avec qui pourrons-nous être enfants à présent. Avec qui serons nous simplement nous ? Qui nous donnera ces surnoms si tendres et si doux: mon chou, Poussine, Denis rose, Lolita ?

Tu m’as dit il y a quelque temps : « Nous nous sommes tant aimés ». Oui maman, nous nous sommes tant aimés et je me plais à penser que libérée de ton corps martyrisé, du lieu où tu es à présent, tu reviendras souvent nous voir, tu reviendras voir ceux que tu as tant aimés, plein de ton souvenir. Donne-nous la force de continuer à vivre sans toi, viens nous prodiguer tes soins bienfaisants. Que tu es belle maman et que ton sourire est doux pour les cœurs meurtris.
Maman, cette force que souligne Lolo et qui nous a tant abreuvés, je l’ai ressentie au plus profond de moi-même, quand papa et moi sommes venus te dire adieu dans ce lieu étrangement paisible, plongé dans un silence indicible, où tu reposais.
D’un regard, j’ai balayé perplexe ton visage meurtri. Ton sourire triste et doux a capté mes yeux humides, Je t’ai embrassée simplement.
Papa a posé sa main sur ton front et t’a dit tendrement : « c’est fini maintenant. Tu ne souffriras plus, plus jamais, plus jamais. »

Bien sûr, on s’était fait à l’idée que le jour où tu nous quitterais arrivait à grand pas, mais quand-même : ça faisait mal de te voir partir comme ça, si douloureuse et lucide, en se disant : « bientôt : plus jamais ». Et oui…nous nous étions tant aimés !
Et pourtant lors de nos dernières retrouvailles, il y avait une drôle de présence, comme une petite fée malicieuse. Elle me disait ceci : « écoute Anne, cette épreuve : comme les autres, passées et à venir, tu la surmonteras, tu verras. Ta douleur, elle t’apprendra à aller à l’essentiel encore et toujours. Et puis, n’oublie pas : il y a tes enfants, tes merveilleux enfants et je serai toujours là avec toi pour veiller sur eux…Le corps s’en va, l’esprit demeure. »

Pour ma part, j’espère simplement que j’aurai ton talent pour me faire aimer de Charlotte, Martin et Constance comme tu as si bien su te faire aimer de tes enfants. Aurai-je ta grâce, ta délicatesse et ton abnégation ? Qui sait?
En attendant d’en savoir plus, bon voyage, petite fée.

Nane était une mère fabuleuse, elle avait su créer avec Jean-Paul un univers familial rayonnant, pour leurs enfants bien sûr, mais aussi pour leurs petits enfants qui les adoraient et attendaient avidement un mercredi ou un début de week end pour aller les retrouver.

Nane et Jean-Paul avaient emmené Charlotte en Egypte et projetaient tout récemment d’emmener Martin à Londres.

Jusqu’à la fin, Nane aimait avoir avec elle ses deux petits compagnons, Dito et Bambou qui dessinaient dans sa chambre, Nane malade, Nane en forme, Nane avec un bobo, Nane sans bobo. Ils la dessinaient naturellement, pas du tout impressionnés par son corps meurtri et leur regard si candide était merveilleusement réconfortant.

Ces petits enfants donc, ils adoraient cette grand-mère la, voilà ce qu’ils ont pu nous dire, parmi tant d’autres choses :

Charlotte :

Je suis bien avec Nane et Jean-Paul.
Avec Nane, j’étais naturelle. J’aimais sa générosité. Je lui confiais des choses que je ne disais à personne d’autre. J’aimais lui parler et l’écouter me raconter des histoires. J’aimais faire les soldes avec elle. J’aimais aller au marché de Saint-Rémy de Provence et qu’elle m’achète des petits bijoux. Mais mes meilleurs souvenirs avec Nane, c’était les balades à vélo à Soulaire. J’aimais qu’elle m’appelle Carlotta.
Nane, c’est simple, c’était une super tout : une super maman, une super grand-mère, une super amie. Elle m’a donné beaucoup de choses.

Martin :

Nane, elle était très généreuse. Elle n’acceptait presque jamais de dire non.
J’aimais aller au cinéma avec elle. (Elle nous a emmenés en janvier voir te dernier trappeur). J’aimais qu’on joue ensemble, j’étais pas très bon joueur et ça la faisait rigoler. Quand elle nous emmenait en vacances, elle s’occupait beaucoup de nous. Elle nous emmenait au musée du bonbon à Uzès, on allait se promener, se baigner en Camargue. On jouait aux petits chevaux. Elle m’appelait Martinus ou Martin rose, et j’aimais bien.

Constance

A Garches, c’était super d’aller dans son lit, de dormir ensemble ; le matin elle me faisait de gros câlins, c’était doux. Elle m’emmenait au parc à jeux, elle ne jouait pas avec moi mais j’aimais qu’elle me regarde assise sur le banc.
Elle m’appelait comme les couleurs : bambou rose, bambou bleu ; ça dépend
A l’hôpital, j’aimais bien ses fleurs, ses actimels dans le petit frigidaire et ses bonbons, Et puis, elle sentait si bon. j’adorais pique-niquer avec elle dans sa chambre ; elle, elle mangeait sa salade de tomates avec maman et moi mon œuf dur avec mes chips. On écoutait de la musique et on avait le temps.

Léonard, dit Dito

Nane, elle était belle. Je l’aimais quand elle nous regardait par la fenêtre jouer au square avec Jean-Paul. J’aimais quand elle jouait aux petits chevaux, au jeu de l’oie, et au mikado. J’aimais quand elle me donnait du sirop à la fraise. J’aimais qu’elle prenne l’ascenseur avec nous et nous raccompagne à la voiture. J’aimais qu’on aille se promener et qu’on aille au magasin acheter des bonbons. J’aimais dormir dans son lit, j’aimais qu’elle me raconte des histoires. J’aimais qu’on lui donne des fleurs (quand elle sera morte, elle les tiendra très fort contre elle et ça lui portera bonheur.) J’aimais qu’elle m’appelle mon Dito rose, mon Dito bleu, mon Dito vert, mon Dito jaune.
Nane, elle ne sera jamais morte. Et puis de toute façon, je pourrai lui parler et j’ai le droit d’avoir des rêves et des souvenirs.

Quant à Basile, il nous pose inlassablement la drôle de question : elle est où Nane ?