Jacques WEULERSSE

sommaire :
– évocation par Dominique Grininger-Spalter
– hommage de Pierre Gourou

 

évocation par Dominique Grininger – Spalter – extrait du Trait d’Union n° 15

En 68 nous nous sommes installés à Genève.

Papa avait trouvé un job super dans un endroit qui lui rappelait son campus californien et où la cravate n’était pas obligatoire. Souvent nous prenions de la hauteur dans le chalet généreusement prêté par Tante Mad, le Jicomaz. C’est je pense en m’intéressant au nom du chalet, qui quoique de tonalité indigène, avait quelque chose d’exotique, que j’entendis parler de Jacques Weulersse pour la première fois. Maman m’a appris que Jicomaz était l’association de deux prénoms Jacques et Madeleine. Mais qui était Jacques ? Il était mort il y a longtemps, après une épuisante traversée du désert à dos de chameau après que son avion ait atterri en catastrophe alors qu’il se rendait à Dakar pour aller faire passer le bac. Toute cette histoire me semblait extraordinaire : l’accident d’avion, le désert, les chameaux, la soif… tout cela pour aller faire passer le bac. J’imaginais une école ouverte aux quatre vents, au milieu du désert avec un ou deux élèves appliqués. Je n’imaginais pas que l’on puisse envoyer un professeur de France pour ces deux élèves là.

25 ans plus tard, alors que je vivais à Wami (Nigeria), delta du Niger, j’ai eu entre les mains grâce à Mamouche un exemplaire défraîchi de « Noirs et Blancs » écrit en 1931. J’ai suivi avec passion, page après page, la chronique de cette aventure. La description de lieux était précise mais poétique, la géographie humaine expliquée de façon claire et passionnante. Et cette vision fantastique de l’avenir du continent traversé m’a imposé le respect pour ce jeune homme de 26 ans. J’aurais tant voulu le connaître…

Mamouche m’a récemment donné un ouvrage écrit par Tante Mad « Evocation de Jacques Weulersse » écrit en 1987.

J’y ai appris que Jacques Weulersse avait participé en 1946 à l’une des commissions internationales de la conférence de la Paix afin de tracer les nouvelles frontières entre l’Italie et la Yougoslavie. Le passage qui suit, extrait de l’ouvrage de Tante Mad, est bouleversant dans son humilité, ses doutes, sa vision peut-être ici encore de troubles futurs « Dans les journaux de France et par les croquis envoyés par Papa, j’ai vu que la « ligne française » de la Vénerie Julienne était bien « ma » ligne. Ainsi cette ligne que je traçais au crayon bleu , en mordillant ledit crayon par un calme matin dans les salons du Luxembourg, entre dans l’histoire. Qu’est-ce- qui m’a fait la tracer ainsi, pourquoi passer à droite ou à gauche de tel ou tel village ? Parce que celui-ci avait un beau campanile vénitien, parce qu’ailleurs une femme avait eu le courage de nous crier « ITALIA », parce que la carte portait une belle crête de terrain, enfin par pur caprice.

Je ne pensais certes pas que mon crayon fut alors la foudre aveugle du destin décidant de la vie de plusieurs milliers d’êtres humains. Quelle chose étrange que la vie humaine et que l’Histoire ».

J. Weulersse.  Lettre à sa femme, Dakar, juillet 1946 dans  Evocation de J. Weulersse (1905-1946), Pairs, juin 1987.

Géographe, il sait saisir et décrire avec précision et sensibilité les paysages qu’il parcourt ; mais c’est surtout la clairvoyance de ses jugements politiques et économiques, la perspicacité liée à une profonde compassion dans sa description des rapports humains qui donnent à ce témoignage le caractère de source à laquelle il faut remonter pour comprendre les mécanismes qui ont amené l’Afrique où elle est aujourd’hui.Bénéficiaire d’une bourse Albert Kahn pour parcourir le monde, Jacques Weulersse rapporta de son premier contact avec l’Afrique cet ouvrage primitivement paru en 1931.

 

hommage de Pierre Gourou, professeur honoraire au Collège de France – extrait du Trait d’Union n° 3 – 1994

Malgré sa fin prématurée, Jacques Weulersse, a laissé une œuvre importante et brillante. Sa réputation était solidement établie : esprit vif et pénétrant, spécialiste des Pays du Levant et des problèmes de la colonisation et de la décolonisation.

L’homme, la formation, la personnalité

Jacques Weulersse était l’héritier d’une tradition familiale orientée vers l’Université et la géographie. Son père, Georges Weulersse, obtient la première des bourses de voyage ‘Autour du Monde’. En 1910, il soutient une thèse de doctorat d’histoire économique sur ‘Le Mouvement physiocratique en France dont l’intérêt est si grand qu’elle a été rééditée ; mais la géographie n’avait cessé de l’attirer : il l’enseigne pendant 30 ans à l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud. Le grand-père de Jacques Weulersse, Alphonse Darlu, professeur de philosophie au Lycée Condorcet, puis Inspecteur d’Académie, rut un remarquable pédagogue; Marcel Proust évoque sa parole inspirée plus sûre de durer qu’un écrit. Le grand-oncle de Jacques Weulersse, Georges Renard, avait occupé la chaire d’Histoire du Travail au Collège de France. Son oncle Elicio Colin, professeur au Lycée Saint-Louis, assume de 1919 à 1949 la direction de la Bibliographie géographique internationale.

Cette famille d’origine catholique s’était éloignée de la religion : elle s’était jointe résolument au courant de confiance en la science et en la raison qui a marqué la fin du siècle dernier. Cette libre pensée s’associait à une grande rigueur morale. Les seuls délassements familiaux étaient la lecture, la conversation, les excursions pédestres avec usage assidu des cartes topographiques et géologiques : ce qui a contribué à donner à Jacques Weulersse le goût du terrain et le sens géographique. Elevé dans l’estime du métier d’enseignant, dans la vision d’un monde sans frontières, Jacques Weulersse maintient cet acquis familial, tout en l’enrichissant par la passion de la recherche concrète et par le sens des contacts humains.

Reçu à l’Ecole normale supérieure en 1924 (il y retrouvait les traces de son père, de son grand-père, de son grand-oncle), il fait partie d’une brillante promotion (qui comptait par exemple Raymond Aron, Paul Nizan, Jean-Paul Sartre) ; il choisit de se donner à la géographie, en compagnie de ses condisciples Dresch et Perpillou ; il a la chance de bénéficier de l’enseignement de géographes éminents, parmi lesquels Albert Demangeon et Emmanuel de Martonne.

Entre 1928 et 1930, la bourse de voyages ‘Autour du Monde . permet à Jacques Weulersse de donner libre cours à son inlassable curiosité et à son goût de la recherche ; l’ayant rencontré à Hanoi et Tokyo, je puis témoigner de la vivacité de son esprit d’observation. Le premier de ses livres, « Noirs et Blancs- A travers l’Afrique nouvelle, de Dakar au Cap », écrit à 25 ans (il est publié en 1931 et réédité en 1993) montre avec justesse et pénétration les bienfaits, les dangers et la précarité des systèmes de colonisation en Afrique Noire.

Pensionnaire de l’Institut français de Damas à partir de 1932, il parcourt infatigablement le Croissant Fertile; pendant six ans il accumule les observations et donne ainsi une solide base comparative à son étude fondamentale sur le Pays des Alaouites qui fait l’objet de sa thèse de doctorat.

Après avoir servi dans l’Armée d’Orient, Jacques Weulersse rentre en France en novembre 1940 et donne des cours de géographie aux élèves de divers établissements d’enseignement supérieur Ecole Nationale de la France d’Outre-Mer, Ecole Nationale des Langues Orientales Vivantes, Institut d’Ethnologie, Ecole Libre des Sciences Politiques. Il est nommé en 1943 maître de conférences de géographie coloniale à l’Université d’Aix-Marseille. Cette université ayant été fermée par l’occupant allemand, Jacques Weulersse se consacre à la rédaction de ce qui sera son dernier livre, « Paysans de Syrie et du Proche-Orient.

Dès la fin de la guerre, il reprend ses études sur le terrain ; décembre 1945 le voit à nouveau en Palestine et au Liban ; au printemps de 1946, Jacques Weulersse est choisi comme expert français de la Commission internationale de délimitation à Trieste et en Vénétie Julienne ; en juin 1946 il est envoyé en mission à Dakar : il y meurt âgé de 41 ans, succombant aux fatigues imposées par des déplacements épuisants; Jacques Weulersse était peu avare de ses forces; sa passion de voir et de comprendre l’a conduit à une fin prématurée.

La personnalité profonde de Jacques Weulersse affleurait dans un comportement à la fois dégagé et modeste, désinvolte et soucieux d’autrui ; Jacques Weulersse rayonnait d’intelligence, de curiosité, de sympathie pour son prochain. Il avait toutes les vertus qui font le géographe « humain »; son œuvre est faite de sérieux et de finesse, de pénétration et de sens esthétique.