Lilla SAUVAGEOT-MERIGAUD regroupement des articles la concernant

ses souvenirs

Quelle drôle d’idée, alors qu’à mon âge ma mémoire se ternit, et s’amenuise, de vouloir rechercher ces instants de vie qui ont formé la mienne.

Comment puis-je retrouver cette petite fille qui nait en 1929, à Genève ? Notre père y travaillait à la Société Des Nations, ancêtre lointain de l’ONU. Ma sœur Jacqueline y était née un an plus tôt, tandis que notre frère Jacques avait déjà 6 ans.

Depuis notre toute petite enfance, jusqu’à un âge avancé, pour toute la famille, nous serons pour toujours « les petites ».

J’ai une grande tendresse pour une des rares photos qui me reste. Celle d’une petite fille aux grands yeux noirs, l’air un peu triste…. Ses mains froissant le bas de sa robe. Cela a toujours été pour moi un signe de perplexité.  Je crois y retrouver ce qui a hanté toute mon enfance… et peut-être une bonne partie de mon existence. Qu’est-ce que je fais là, que me veulent-ils ces adultes dont je comprends si mal le langage, avec leurs messages qui me semblaient codés, incompréhensibles… 

Histoire de me faciliter la vie, j’avais été affublée de trois prénoms…on ne manqua jamais de dire que ma naissance n’étant pas prévue (ce que j’ai traduit par « pas souhaitée ») mon père, ma mère et ma grand-mère ont balancé en vrac Françoise, Elisabeth, Monique.

Moralité…Tous mes papiers sont au nom de Françoise; mon prénom courant, en particulier au Lycée sera celui d’Elisabeth, et pour la famille et les amis, ce sera Lilla ! Une grande grande tante s’appelait Eviralina…(son portrait trône sur la cheminée du séjour en Corse) : ce serait grâce à elle, si l’on peut dire, que je porte le nom de Lilla que je n’ai jamais aimé. Enfant mal à l’aise dans ce monde incompréhensible, j’aurais tant aimé me fondre dans l’anonymat.

Bien des années plus tard… ce seront mes petits enfants qui m’appelleront Mila…. Je leur ai  laissé  le choix d’un ou de deux l.

PAPA
Il me faut bien en parler de ce père. Et j’aurais toujours du mal. Enfant de parents divorcés, je me suis toujours pensée de trop… probablement que je me sentais déjà responsable.

Et je subissais, en faisant le moins de vagues possibles, une situation dans laquelle je n’ai jamais trouvé ma place.

Notre père, déjà fervent boudhiste, cherchait constamment à contrer l’éducation catholique de notre mère. Il discutait dur avec Jacques et Jacqueline. Moi j’étais muette. Je n’avais pas demandé à l’existence de me mettre à cette place si inconfortable.

La vie en a décidé autrement. Tous ce que papa enseignait aux autres, c’est moi qui l’avait entendu… mais je ne l’ai su que quarante ans plus tard.

En tant que père divorcé, il avait droit à ses enfants un dimanche sur deux, et un mois de grandes vacances. Il  habitait alors rue d’Assas avec Mady, sa femme et leur petit garçon, Jean Pierre, né en 1936.

Peu de souvenirs des activités que nous avions avec lui, mais là aussi, quelques anecdotes me reviennent en mémoire.

Petites filles bien élevées, nous avions chaussures vernies et chaussettes blanches. Hélas, papa trouvait que celles-ci nous entravaient la circulation, et coupait sereinement le caoutchouc… et nous rentrions penaudes, les chaussettes sur les chevilles. Bien sûr,  ce n’est qu’un détail , mais si vous saviez comme une petite fille de 10 ans a pu souffrir, simplement de ces chaussettes !

Nous allions souvent chez son frère à Boissy saint Léger. Il nous fallait prendre le train. Régulièrement en retard, nous courions… pour arriver à monter dans le dernier wagon. Quand ce n’était pas le wagon poste !!! J’en ai gardé longtemps un souvenir terrifiant. 

Et l’horreur des trains.

Très naturiste, écolo avant l’heure,  papa nous emmenait le dimanche nous aérer en forêt. Ayant des idées parfois farfelues, il nous faisait nous rouler dans les orties. Excellent pour la circulation ! Mais un dimanche soir où je rentrais cramoisie, maman trouva ça normal, et m’envoya au lycée de lendemain. A 10 heures elle reçut un coup de téléphone, j’avais 40° de fièvre et une rougeole monstrueuse dont je faillis d’ailleurs mourir.

Quand vint la guerre, papa partit dans le midi.

Des trains furent aménagés,  pour emmener les enfants rejoindre leur parent divorcé en zone sud ( le pays était partagé en deux zones, le nord occupé par les allemands et le sud, dit libre ou le Maréchal Pétain avait formé un soit disant gouvernement. Vous  avez dû apprendre ça à l’école.)

Les vacances avec notre père étaient plutôt folkloriques. Une, dont je me souviens le mieux, fut vers 1943, où papa avait loué un chalet dans les Alpes, au dessus de Samoens.

Là aussi de curieux souvenirs.

Nous mangions des carottes crues avec de la confiture. Des soupes d’herbes diverses. De l’ail, dans tous les plats, cuit ou cru. C’était la dernière marotte de papa. Nous ne marchions que pieds nus.

Mais le plus surprenant fut la visite d’un ami, lama Tibétain s’il en fut !

Rappel : j’avais à peu près douze ans. Et je me suis retrouvée avec le lama Schwami Sideshvarananda en train de quémander sa nourriture dans des fermes savoyardes. Celui-ci ne pouvait se nourrir que de cette façon. Imaginer la stupeur des agriculteurs, voyant débarquer une gamine, menant un lama mendiant.

Le jour du départ pour rejoindre le convoi qui nous ramènerait à Paris reste un jour de cauchemar.

Un petit tortillard partait de Samoens pour rejoindre Lyon, où  nous rattrapions le train pour Paris.

Nous sommes partis du chalet papa et moi fort en retard. Nous avions les derniers bagages avec nous, et nous dévalions, pieds nus bien sûr, le chemin qui nous menait à la gare. Jacqueline nous y attendait et nous eûmes juste le temps de nous engouffrer dans le train…. Pour y récupérer notre souffle… et nos chaussures. Souvenez vous. Si nous manquions ce train, nous manquions aussi l’autre qui nous ramenait en zone occupée, à Paris, sans aucunes possibilités de rejoindre maman.

A notre arrivée Gare de Lyon, celle ci voulut nous serrer sur son cœur. Elle dût reculer. Nous puions tellement l’ail.

LA RUE DE BABYLONE
Nous  étions arrivés à Paris vers les années 1932, à la fois pour découvrir le superbe appartement … et encaisser le divorce de nos parents.

À cette époque, les mères ne s’occupaient guère de leurs enfants.

Francoise Dolto (qui avait le même âge que maman) découvrait seulement l’importance des rapports parents enfants.

De jeunes allemandes venaient au pair s’occuper de nous et apprendre le français. Je ne sais pas si en partant, elles savaient parler notre langue… mais nous n’avons jamais su l’allemand, que nous apprîmes plus tard comme première langue au lycée.

Situé au cinquième étage d’un bel immeuble, nous avions, nous, le luxe d’un grand balcon qui courait tout le long de la façade. Celle ci était en angle donnant à la fois sur la rue de Babylone et sur la petite rue Monsieur.

Je me souviens d’y avoir fait du patin à roulettes… jusqu’au jour où une lanière mal attachée laissa chuter dans la rue le patin … sans atteindre personne heureusement.

 Je me souviens aussi de la seule fessée magistrale, donnée par maman… qui m’avait trouvée, montée sur un fauteuil et regardant la rue en bas.

 Nous y dessinions des marelles, nous sautions à la corde, nous y avons beaucoup joué.

A l’angle des deux rues se trouvait La Pagode, très joli bâtiment en style chinois. J’ai toujours cru que c’était une ancienne ambassade, transformée en cinéma, mais il parait que ce n’était qu’une maison…originale !

Je me souviens d’une semaine en plein été où était projeté le film Raboliot. Tant que le héros ne s’était pas jeté du haut de son arbre…en poussant un hurlement  tel que cela nous réveillait en sursaut, terrifiées. Autant attendre ce cri effroyable…et s’endormir après.

Pour les adultes, (ces grandes personnes que nous ne devions pas déranger), une grande entrée, une salle à manger décorée de fresques de fleurs et de fruits, peintes par un ami de maman, un grand salon et la chambre de maman. 

Pour les enfants, un grand couloir desservait notre royaume; au fond la chambre de Jacques, une salle de bains et deux pièces pour « les petites ». Curieusement il ne nous vint jamais à l’esprit d’avoir chacune la nôtre. Nous eûmes toujours une chambre à coucher et une pour jouer ou travailler. Et oh merveille, était installée sur le chambranle de la porte qui séparait les deux pièces…une barre sur laquelle on pouvait fixer une balançoire ou un trapèze.

Nous étions assez gâtées question jouets. Comment oublier nos deux poupées en porcelaine ! Celle de Jacqueline s’appelait Widou (elle avait demandé à la gretchen présente « comment je vais l’appeler « et celle-ci lui avait répondu « wi dou » ce qui signifiait «  comme toi » et ce nom lui est resté.)

Nous avions surtout un extraordinaire train électrique. Deux ou trois locomotives… je ne sais combien de wagons. De marchandises ou de passagers. Des passages à niveau… des ponts… des chefs de gare et des cheminots, à toutes les fêtes et anniversaires se rajoutaient quelques accessoires… que ce  soient des rails, des aiguillages, des gares… et des vaches pour regarder passer nos trains.

Nos deux grandes chambres et l’immense couloir étaient envahis… et nous passions autant d’heures à construire ce réseau qu’à l’utiliser.

Je pense que dans le monde d’aujourd’hui, peu d’enfants auraient la patience de construire un pareil jeu. Pour nous, le montage de ce circuit était aussi amusant que le jeu lui-même .

Mon amie Rose Mai, qui habitait le même immeuble, mais au troisième étage, parle encore de ce train et de l’émerveillement qui était le sien. Dieu sait qu’elle était gâtée… mais elle me raconte encore qu’elle n’aurait jamais osé réclamer à sa mère une telle merveille.

Nous avions aussi un Mécano. Vous en avez eu un beaucoup plus tard, mais le notre était beaucoup plus perfectionné . Nous pouvions nous-mêmes percer les barres de fer, les tordre, et faire les trous pour les assembler à notre idée.

LE MUSÉE RODIN
Avant guerre, nous  étions… comment dire, éduquées, élevées, gardées, par ces jeunes allemandes au pair.

Leur travail consistait entre autre, à nous emmener au jardin  l’après-midi afin de nous aérer.

Il y avait un petit square près des Invalides. Sans aucun intérêt.
Il y eut après le Musée Rodin.
Le jardin était accessible aux enfants.
Tout autour du pavillon où trônaient les œuvres de Rodin, et de Camille Claudel, s’étendait un immense parc qui fit les délices de nos après midi. Jacqueline était déjà un chef de bande… et nous inventait mille histoires pour justifier les querelles et les poursuites avec une autre bande.

Ce n’est que des années plus tard que je réalisais que j’avais côtoyé pendant tant d’années, le Penseur de Rodin, la Porte de l’Enfer et autres statues monumentales. Mon goût pour la sculpture ne  se manifestera et ne se réalisera qu’un demi siècle plus tard !

Que de souvenirs sont rattachés à cet appartement !

Les plus grands d’entre vous l’ont connu, puisque nous y sommes restés dix  ans, après notre mariage, et Brigitte, Philippe, Bernard, Yves et même Odile y sont nés.

C’est là aussi que débuta Denise, qui allait rester à mes côtés quarante-sept ans.

A mesure que la famille s’agrandissait, nous allions repousser maman petit à petit,  jusqu’à sa chambre que nous avions annexée, à la naissance d’Yves. Ne lui restaient que le salon, la salle à manger, et une pièce qu’elle récupérera pour en faire sa chambre, sur l’appartement d’en face qui lui appartenait.

LE LYCÉE
Nous allions au Lycée Victor Duruy…juste la rue à traverser.
À cette époque cela allait du jardin d’enfants à la philo, qu’on appelle aujourd’hui terminale.
Autant dire qu’on en prenait pour douze ans !

Je n’ai jamais aimé le lycée et c’est terriblement long autant d’années !

J’ai un peu par hasard retrouvé une cousine, Catherine Lamy, qui m’a dit partager avec moi cette aversion pour le lycée. Jacqueline et Noelle y brillèrent, elles, sans difficultés.
Il faut dire que je n’ai pas commencé dans de bonnes conditions. Je ne savais pas que je devais m’appeler Elisabeth, et maman dut me faire faire des pages d’écriture pour savoir seulement écrire mon prénom. J’avais 6 ans.
Etais-je renfermée ou bougon ? Ces premières années ne m’ont laissé que des  souvenirs de rondes auxquelles je ne participais pas, de jeux qui m’étaient inconnus, de gamines prétentieuses qui déjà se connaissaient, et m’ignoraient totalement. Mais quel prix donner à  ces souvenirs ? En dehors du mal être qui était le mien.

Cinq années passèrent ainsi dans l’ennui et le désintérêt.

Quelques rares souvenirs, ou plutôt des anecdotes. Une prof, on disait à cette époque une maîtresse, qui nous faisait le cours de gym, en se faisant les ongles, et sans quitter son bureau… et nous nos chaises !

Une rédaction, sur le sujet classique en novembre, la chute des feuilles !

Allez savoir pourquoi je fis cette fois un récit… écrit d’un seul jet… qui me valut le premier prix. Je n’ai jamais compris comment cette prose s’était posée toute seule sur ma page. Ce fut moi la première surprise.

Plus tard une prof de géo, que j’ai adoré. Je fis une année superbe en apprenant la géologie… je retrouverai le goût pour les pierres bien des années après.

LA GUERRE…AU LYCEE
Pendant ces années de guerre, nous eûmes droit à des distribution de gâteaux… soit disant vitaminés. Certaines pimbêches, probablement mieux nourries que nous, refusaient ces biscuits… moi, lorsque j’en avais la possibilité, j’en remplissais mes poches.

Nous avions aussi de fréquentes alertes, lorsque des bombardiers anglais s’approchaient.

Le lycée bénéficiait d’un immense jardin. On y avait creusé de profondes tranchées  dans toutes les allées. Et au premier son de sirène, toutes les élèves descendaient précipitamment s’y mettre à l’abri. On y attendait le son de la  seconde,  celle de la fin d’alerte, pour remonter.

Oh souvenir délicieux de celle qui interrompit une composition de sciences nat… dont je ne savais pas le premier mot.

D’autres souvenirs, moins folkloriques ceux là.
Ce doit être vers 1943 qu’apparurent les premières étoiles jaunes. Signes distinctifs imposés par les allemands pour reconnaître les juifs.

J’avais une amie juive, dont je ne connaissait même pas l’adresse. Après maintes réflexions celle-ci me fut donnée, lors d’une maladie de Claire, afin qu’elle puisse faire ses devoirs.

Est-ce en 1943 aussi que Radio Londres donna pour consigne aux parisiens résistants d’aller pour le premier mai,  nous rassembler rue Royale.
Nous y fûmes très très nombreux, mais qui eut l’idée de commencer une vibrante Marseillaise ? Nul ne le sait mais la foule, galvanisée poursuivit le chant. De toute la puissance de nos voix, de tout notre cœur, nous avons chanté en nous regardant, tous pleins d’espoir en une libération prochaine. Ce fut bouleversant. A ce moment un officier allemand descendit en voiture la rue Royale, poursuivi par un ras de marée de huées, de sifflements, de cris de haine. Il resta impassible, figé dans un garde à vous impeccable.

Nous les rencontrions aussi ces occupants, défilant dans les rues… et ce qui nous exaspérait, c’était d’être obligés de reconnaître qu’ils chantaient très très bien !

LE LYCÉE … encore
Ayant des ainés qui travaillaient fort bien et qui en recevaient des éloges mérités, moi je ne faisais rien… mais rien du tout. Personne ne s’étant jamais soucié d’un suivi scolaire qui m’aurait peut-être appris à faire mes devoirs et à apprendre mes leçons. Chaque cours était un ennui, et les compositions un supplice. Et j’arrivais tous les jours au lycée, la peur au ventre de n’avoir pas fait mes devoirs et de n’avoir pas appris mes leçons.

LA GUERRE
Ce qui dédouane ma mère… c’est que cette période a d’abord et surtout été celle de la guerre.

En 1939 j’avais dix ans…

Ce mot guerre nous était familier. Papa avait fait celle de 14/18, il avait juste 20 ans. Il fut suffisamment gravement blessé pour ne pas retourner au front.

Ceux de son âge, cette classe 14 fut presque totalement décimée.

Il n’en parlait jamais. Mais la seule vue d’une arme, d’un geste guerrier, lui était parfaitement insupportable. Aucun jeu de bagarre n’était toléré.

Il portait dans sa chair une terrible trace de blessure. Une immense cicatrice rayait sa cuisse droite d’où l’on pouvait toucher son fémur.

NANTES
La première année, c’est-à-dire 39/40 nous nous sommes réfugiés à Nantes. Toute la famille, Marguerite, Nini notre grand-mère, et deux amis de maman, peintres polonais, qui craignaient les allemands encore plus que nous. Et… Temps Présent, le journal fondé par ma mère et Georges Hourdin qui représentait les chrétiens de gauche, et accessoirement le salaire de maman (la guerre, je n’ai jamais compris très bien pourquoi, semblait  avoir supprimé les revenus de Vallelegno).
Que vous raconter de Nantes, presque pas de souvenirs. Seule pour moi, la grande découverte… ce fut le scoutisme. Maman nous y avait inscrites pour que nous soyons occupées le dimanche, et un peu insérées dans cette ville inconnue.

Autant Jacqueline détestait ça, autant je m’y  suis tout de suite sentie à l’aise et dans mon élément.  Nous allions donc aux « Éclaireuses », où je découvris la solidarité, l’ouverture aux autres et à la nature, les sorties le dimanche, les feux de camp, et tant d’autres choses. Quand même, c’est un sacré atout dans la vie que de savoir faire la différence entre le nœud plat et le nœud de marin !

En tout cas, c’était une ambiance, une discipline qui me convenaient puisque dès notre retour à Paris, je rejoindrai la troupe du Lycée Victor Duruy. J’y fus simple éclaireuse, chef de clan, puis beaucoup plus tard, cheftaine.

Nous avions un local au Lycée même, pour nos réunions, et parfois nous y faisions les sorties du dimanche .

Et dire qu’on l’appelait la drôle de guerre… les armées françaises et belges reculaient de jour en jour… les troupe fuyaient… nos soldats étaient fait prisonniers. Les bulletins radio se succédaient, tous plus alarmants les uns que les autres

Mais… nous allions arrêter les allemands sur la Seine… puis sur la Loire !

Comment décrire en mai 39 cette débâcle, ces hordes de réfugiés à pied… arrivant parfois du Nord… poussant des voitures d’enfants où étaient entassés tout ce qu’ils avaient pu sauver… jusqu’où allaient ils aller ?

Les rumeurs les plus folles circulaient… et maman en juin 40,  terrifiée à l’idée que Jacques, qui avait 16 ans, soit réquisitionné, partit en vélo avec lui pour tenter de rejoindre Pornic, de l’autre côté de la Loire, où son ami Georges Hourdin avait une propriété en bord de mer.

Elle chargea notre fidèle Marguerite de trouver n’importe quel moyen de nous faire traverser la Loire et de la rejoindre. Ce fut, entassées dans la voiture du charcutier local, que nous y arrivâmes, avant elle.

Ce fut à Pornic que nous vîmes débarquer les premiers soldats allemands, et les premiers cadavre Américains en mer. Combien de bateaux furent coulés dans l’Atlantique !!!

L’OCCUPATION
Nous sommes rentrés à Paris en octobre 40.

Trois mots me viennent à l’esprit en repensant à cette période… la peur, la faim et le froid…

Maman dès les tous premiers mois fit de la résistance. Les cahiers de Témoignage Chretien arrivaient rue de Babylone sous forme de grandes rames de papier… et nous ouvrions la porte à de jeunes inconnus qui pliaient et emportaient ces tracs. Déjà là, il y avait de quoi embarquer toute la famille … mais se sont ajoutés à cela des prisonniers français évadés d’Allemagne, des pilotes anglais, parachutés, ou ayant eu le temps de sauter de leur avion abattu par la DCA, des inconnus qui se cachaient.

Maman nous faisait toute confiance, nous nous taisions…

Souvenez vous, je n’avais que 10 ans… mais je savais confusément que le risque était permanent, comme le danger. Et souvenez vous aussi que cela a duré plus de cinq ans. Quand la guerre se terminera j’aurai tout juste 16  ans.

Notre enfance insouciante n’avait pas duré longtemps. Et notre adolescence fut sacrifiée.

La faim fut un autre problème… de tous les jours.

Le gouvernement avait institué un rationnement. Pour les enfants, les plus jeunes étaient J1 , suivaient les J2 et les J3. Chaque catégorie disposait… de temps à autre, de tickets. Que ce soit la viande, le lait ou le beurre, les rations étaient congrues et le recours au marché noir indispensable…

Maman qui travaillait n’avait guère de temps à y consacrer. Et je me souviens du marché de Breteuil, où nous allions avant le lycée, à 7 heures du matin, faire la queue, pour rapporter quelques denrées. Je me revois encore, faisant une  interminable queue. Mais la marchande , comme nous nous suivions Jacqueline et moi, refusa de nous vendre chacune notre lot. Je me vois encore sanglotant jusqu’à la maison de n’avoir pas rapporté ma part.

Maman cherchant à instituer une égalité entre nous,  mettait à chacun sa part de sucre pour le mois dans un ravissant petit pot.

Jacques et Jacqueline en trois jours avaient dévoré leur part… moi je n’ai jamais aimé le sucre.

Maman ne comprit jamais pourquoi mon niveau scolaire oscillait sans cesse. Au début du mois, résultats lamentables. En fin de mois plutôt bien.

Elle ne pouvait pas deviner que je vendais à mes aînés ma part de sucre contre quelques rédactions ou autres devoirs de mathématiques.

Le problème se compliqua quand je fis une anémie sévère… où j’ai été priée de croquer mon sucre sous l’œil vigilant de ma mère.

Je me souviens aussi de ce superbe jambon fumé, envoyé directement de Londres en remerciements de je ne sais quels services rendus. Maman l’avait accroché, enveloppé d’un torchon, à un radiateur. Quand elle voulut l’entamer, ce fut la surprise, nous en avions subrepticement coupé des tranches, ne pouvant résister à la tentation, et à la faim.

 Comment oublier cet horrible hiver où nous avons mangé tous les jours, deux fois par jour, de l’avoine écrasé. Genre porridge ! Sans beurre, sans sauce. Ignoble. Remarquez que l’année où ce furent des rutabagas, ce fut pire. Le porridge était un peu nourrissant au moins.

Le rationnement durera malheureusement très longtemps après la libération. Et la sensation de faim mit des années à nous quitter.

Le froid. Pouvez vous essayer d’imaginer comment on peut passer, non pas un mais cinq hivers sans chauffage ? Oh si, parfois maman arrivait à tiédir une seule pièce où trônait un poêle. Celui-ci fut rempli avec de la sciure de bois, que nous allions chercher à la cave (nous habitions au cinquième étage, et cela faisait longtemps que l’ascenseur ne fonctionnait plus). Un autre hiver ce furent des planches de bois brut, non raboté, que maman se procura. Je ne sais plus ce qui nous chauffa les autres hivers, mais le froid était un problème horrible. Nous avions des engelures, nous grelottions sans cesse. Rentrer dans un lit glacial, dans une pièce non chauffée était au-delà de ce que vous pouvez imaginer. S’ajoutait à cela que nous manquions tous de calories.

Cela fait un drôle d’effet de raconter ces souvenirs , j’avais oublié tant de choses.

 

ETIOLLES
Vers 1942, maman y acheta une petite maison à 30 km de Paris afin de nous aérer, de nous  sortir un peu de la capitale.

Elle avait été convertie par les  Dominicains, à la foi catholique, en 1936 . Elle travaillera toute sa vie avec eux. Et si elle choisit Etiolles, ce fut surtout pour la proximité d’un immense couvent qui leur appartenait.

Je pense que vous avez tous des souvenirs merveilleux de la maison et du jardin. Mais pour nous aussi, car ce fut pendant toute cette guerre le seul lieu de paix et de détente que nous avions.

Les pommes et les poires firent nos délices. La culture des pommes de terre… un peu moins. Comment oublier la corvée de ramassage des doryphores… immondes bestioles qui bouffaient les feuilles de nos précieuses patates .

LA LIBERATION
Nous l’avions attendu  cinq ans.

Le premier débarquement avait eu lieu … en Corse en 1943. Celle-ci était occupée par les italiens… ennemis héréditaires des insulaires… puisqu’ils en furent  les premiers occupants. Avant que cette île ne devienne française, juste avant la naissance de Napoléon.

Un premier débarquement avait eu lieu à Marseille en 1943.

Mais celui que nous attendions avec tant d’espoir fut celui de Normandie en juin 44.

Il fit une hécatombe de milliers de jeunes américains. Comment oublier ces jeunes yankees qui étaient venus nous libérer, et qui finirent leur vie dans ce pays qui leur était totalement inconnu.

Nous étions accrochés à la radio… chaque jour nous rapprochait de la liberté . Après le débarquement et les durs combats en Normandie, les Américains approchèrent de Paris.

Maman soucieuse de notre sécurité nous envoya à Etiolle, avec une amie à elle.

Ce fut en fait un mauvais calcul puisque les Américains tentèrent la traversée de le Seine à Corbeil, à trois kilomètres d’Etiolles.

N’ayant plus d’électricité , ni d’eau bien sûr, ne nous restait que celle du puits. Mais il y avait bien 20 mètres à parcourir. Et les éclats d’obus tombaient drus.

Mais les Américains étaient là, ces triomphateurs tellement attendus. Nous ne nous lassions pas de les voir, de les applaudir .  En retour ils nous envoyaient de leur jeep des cigarettes, du chocolat… et des chewing-gums !… et parfois du beurre de cacahouète.

Nous n’avions aucunes nouvelles de maman et de Jacques qui étaient restés à Paris. Pas de poste, pas de téléphone… rien.

Au bout de quelques jours, Jacqueline prit les choses en main. Elle décida que nous devions rentrer à Paris.

Mais comment ?

Elle découvrit que les Grands Moulins de Corbeil ravitaillaient la capitale en farine, dans de très vieux autobus parisiens. Ni une ni deux, nous sommes parties à Corbeil, et nous avons pu rejoindre Paris, juchées sur de grands sacs de farine.

Quelle ne fut pas notre stupeur en découvrant les rues jonchées de pavés, des restes de barricades, des arbres arrachés, des traces d’explosifs ! Nous n’avions rien su des combats de la libération de Paris.

Nous avons fait à pied le chemin, de la Porte d’Italie à la rue de Babylone.

Quand nous avons rejoint le bureau de maman, au 68 , une secrétaire inconnue ne voulut pas la déranger. Nous sommes bien entendu passées outre. Inutile de vous raconter notre joie à tous.

Le retour à une vie normale mettra des mois à revenir, le pays était en ruines, nous avions toujours aussi faim. Mais nous étions libres, l’air était tellement plus léger.

son affection pour sa cousine Doudou (Dominique DELMAS)

 

sa disparition