Jacqueline SAUVAGEOT-CROUZET

disparition : Jacqueline SAUVAGEOT

Jacqueline nous a quitté le 8 avril 2018 – elle repose au cimetière marin de Calvi, où Pierrette, l’une de ses filles, a dit ce qui suit : 

Merci à tous d’être là au moment où la sépulture de ma mère Jacqueline Sauvageot va rejoindre celles de sa grand-mère, de sa mère, de sa fille, de son frère et aussi celle de Mario Levi, le beau-père de mon cousin Jean-Luc.

Au moment où Maman entre dans le grand silence, et où nous n’entendrons plus sa voix, je voudrais faire entendre ses mots, ses formules ressassées, entendues et répétées, poèmes ou chansons, onomatopées ou tics de langage, qui sont les siens, qu’elle a partagés avec chacun de nous et qui en nous demeurent vivants. La langue de ma mère, ma langue « maternelle ».

La sœur de Mario Levi, la romancière italienne Natalia Ginzburg a magnifiquement parlé de ce Lessico famigliare (Les mots de la tribu)…

 Et il y a quelques années, les petits-enfants de « Jacqueline » – je me force à dire « Jacqueline », car je n’ai jamais pu l’appeler autrement que « Maman » – m’ont devancée en lui offrant un formidable « lexique familial » : Jacqueline Sauvageot pour les nuls, suivi d’un Quiz de Mémé, qu’ils ont rédigé tous ensemble.

Elle le tient entre ses mains dans ce cercueil.

1943, dans Paris occupé par les Allemands, un professeur a demandé à ses élèves de seconde de choisir un poème et de le réciter. Les élèves défilent une à une et font entendre qui Baudelaire, qui Rimbaud, qui Barbey d’Aurevilly…

Une jeune fille qui n’a pas encore 15 ans – vous avez deviné…–  récite :

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats
Lequel montait à l’échelle
Et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Qu’importe comment s’appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l’un fût de la chapelle
Et l’autre s’y dérobât
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles
Des lèvres du cœur des bras
Et tous les deux disaient qu’elle
Vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle
Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat.

[je coupe un peu]

Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
L’un court et l’autre a des ailes
De Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle
Le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle
Le double amour qui brûla
L’alouette et l’hirondelle
La rose et le réséda

Louis Aragon vient à peine de publier – mais clandestinement –  « La Rose et le Réséda », pour célébrer l’union sacrée dans la résistance qui transcende les divergences d’opinions et de croyances. Il l’a dédié à 4 résistants : 2 communistes, Gabriel Péri et Guy Môquet (le rouge de la rose), 2 royalistes et catholiques, Honoré d’Estienne-d’Orves et Gilbert Dru (le blanc du réséda). C’est Noëlle de-La-Blanchardière, « Natalina », qui m’a rappelé hier soir ce souvenir, Noëlle qui avait choisi Baudelaire et écouté, tremblante, son « Amica geniale » « L’Amie prodigieuse », braver la censure, oser… Le professeur avait dit, très gentiment, et sans aucune menace : « Très bien, mais seulement faites attention mademoiselle ».

 Même si Maman a cru puis cessé de croire, elle se targuait d’une infaillible culture biblique, perceptible dans sa langue comme dans sa morale.

Elle a toujours « vomi les tièdes » et exécré les faiseurs, les chichiteux, les hypocrites, les snobs et les menteurs.

Dans son sang comme dans sa langue (en latin la langue maternelle c’est le sermo patrius), il y avait une bonne moitié bourguignonne. Dans le Morvan de son père Pierre Sauvageot, à Chantenay-Saint-Imbert, pendant la guerre, les paysans s’attablaient pour partager… un œuf dur. Maman racontait à l’envi comment il imitait leur conversation : « Allez mon cousin, tapez dans le blanc, tapez dans le jaune, allez mon cousin rev’nez-y, tapez dans le blanc… ». Maman prenait alors l’accent « morvandiou » : racontant qu’au curé qui leur demandait de « renoncer à Satan, ses pompes et ses œuvres » les enfants de Chântenay-Saint-Imbert qui faisaient leur « confirmation » répondaient : « Ah be r’noncio m’sieur l’curé ». Ce Pierre Sauvageot  – pas mon cousin Petit-Pierre, mais « Grand-Pierre » – écrivait des poèmes. Dès que nous apercevions les arcades qui annonçaient l’arrivée en gare de Lyon après 24 h de voyage pour revenir de Calvi à Paris (en bateau puis en train), Maman nous faisait réciter celui-ci :

« Déjà de trognons de choux les talus sont fleuris.
Salut ! champs d’épandage et odeur d’œuf pourri !
Enfin on arrive à Paris »,

prononcé Pairis avec l’accent parigot.

 Du côté des « dames de la famille », du côté Landry donc, on apprenait au berceau à être stoïque : « Le hoquet, ma petite fille c’est une question de volonté. » (Maman a raconté mainte fois, admirative, comment sa grand-mère, à qui elle avait coincé un doigt dans la portière de la 2CV, avait menti pour la ménager : « Ma chérie, je crois que mon gant est resté dans la portière. ») . Quant à elle, elle ne commençait à se troubler que si un enfant,  « un petit crabe » – Nour est bien surnommé « Crabounet » ? – ou « un petit crapaud », avait « mal en 3 endroits ».

 Spartiate puis communiste, donc farouchement opposée à la société de consommation.
À la maison nous n’avions : ni chewing gum, ni Coca-Cola, mais de l’aspirine des usines du Rhône, « pas de produit vaisselle pour récurer une poêle en fonte, un bon vieux papier journal fait parfaitement l’affaire », et avec un bon vieux savon de Marseille on peut tout nettoyer. Bricoleuse de génie,
Maman réparait tout avec une épingle à cheveu, qu’elle tirait en général d’un coup d’un seul de son chignon. À qui n’a-t-elle pas fait, en se tenant les côtes, la lecture du passage de Trois hommes dans un bateau de Jerome K Jerome : « Quand mon oncle Podger entreprenait… » ?

 Je retrouve ce courriel envoyé à plusieurs d’entre nous le 1er septembre 2015, pour donner des nouvelles…  d’une panne internet [j’adore] :
« Objet : Enfin, telle Einstein ! J’ai eu une idée : essayer le cable téléphonique neuf en aérien. Départ sous le grand radiateur, sortie par la petite fenêtre, accrochage à une fenêtre du trou, puis au grand pin, puis par terre dans le champ, nouvel arbre à l’arrivée au coin de la vieille maison. Essai : le téléphone passe mais  jamais internet n’a été aussi mal. Réflexion après un grand désarroi Daniel [Daniel Suzzoni qui est ici] se souvient que pour ne pas couper le câble il a laissé le courant circuler dans une bobine (d’induction) on coupe ce bout  et jamais internet n’a été aussi stable et puissant. On reste comme ça, on enterrera le câble après la vendange. Si ça ne va pas on vous le dira. »

Héritage familial ? osmose conjugale ? pour une mathématicienne Maman n’en était pas moins une littéraire – même si Bernard Raffali raillait avec tendresse ses « démangeaisons d’écriture ». Qui ne l’a entendue dire, chanter plutôt, la 7e Rêverie du promeneur solitaire : « Brillantes fleurs, émail des prés, ombrages frais, ruisseaux, bosquets, verdure – qu’elle plaçait au-dessus de tout et accompagnait de gestes qui faisaient « tchac tchac tchac » ?

Pascal, Racine, Saint-Simon, Faulkner, Thomas Bernhard, Tolstoï, Giono : tous lus et relus avec passion, et « tant d’autres dont les noms lui sont même échappés… » (Phèdre, par « cœur »).

Rousseauiste donc botaniste ? elle a introduit plus de 40 espèces d’arbres dans la « campagne » (attention ! s’abstenir de prononcer les mots « domaine » ou « propriété » …). Fière de ses « paluches d’ouvrier agricole », avec une énergie vitale hors du commun, elle bêchait, plantait, greffait, tirait le maquis, éradiquait scientifiquement la « salsepareille ». Et quand – exception – elle allait à la plage, c’était pour « piquer une tête », n’entrant dans l’eau qu’en plongeant dans le « grand gouffre » du Cormoran, puis séchait au soleil en 5 minutes sans serviette éponge, pour « garder son sel, c’est bon pour ce qu’on a ».

J’ai commencé par un poème, je finis par une chanson. Celle que Maman nous chantait en nous sortant du bain et en nous portant sur son dos, chacune tour à tour (ça faisait 5)…  nous l’avons chantée à nos enfants, qui la chantent déjà à leurs enfants, qui la chanteront…

Bonsoir mademoiselle,
comment vous portez-vous ?
Je me porte à merveille
sur le dos de maman.

[tournez dans un sens]

Je n’ai pas vu mon ami ce matin,
ce qui me fait de la peine.

 [tournez dans l’autre]

 Je n’ai pas vu mon ami ce matin,
ce qui me fait du chagrin.

 Je ne sais pas d’où elle vient – a-t-elle été entendue ou inventée ?– mais elle puise loin, très loin, une part du mystère que « Jacqueline » a emporté.

 

bibliographie

Jacqueline SAUVAGEOT a écrit en 1980  « une vigne sur la mer » (avec Bernard RAFFALLI) – passionnante épopée de la famille, sur le fond de sa vigne – disponible sur le site FNAC (ou autre)

et en 2006, elle a publié « Ella SAUVAGEOT – l’audace d’une femme de presse – 1900-1962« – vivante et attachante biographie d’Ella –  disponible sur le site de la FNAC (ou autre)

 « Jacqueline pour les nuls » 
voyez ce bel ouvrage, qui lui fût offert par ses descendants pour ses 80 ans.
Si certaines subtilités circonstancielles, géographiques, ou locales vous échappaient : consultez l’un des auteurs.