Marie-Hélène LEFAUCHEUX

Comment j’ai ramené mon mari de Buchenwald

Pierre LEFAUCHEUX fut arrêté par la Gestapo au cours de l’été de 1944.
Les Allemands n’igno­raient rien de son activité militaire clandestine. Son dossier était lourd.
Sa femme, Marie-Hélène, était membre de l’O.C.M. et vice-présidente du Comité Parisien de Libération. Animatrice du C.O.S.O.R. depuis plusieurs années, son action dans les prisons lui permettait d’être au courant des habitudes crimi­nelles de la police allemande.

Elle avait, pendant cette première quinzaine d’août, un espoir et une angoisse, d’ailleurs partagés par M. Parodi, délégué du général de Gaulle à Paris, et ses adjoints.
Elle écrit : « Il avait paru possible d’espérer que l’avance améri­caine et la désorganisation des transports en France empêcheraient les Allemands d’emmener dans leur re­traite les prisonniers politiques de la région parisienne. Cet espoir était d’ailleurs contrebalancé par la terreur de voir les S.S. procéder à des exécutions massives, comme ils l’avaient fait dans la région de Caen… « .

Cependant, le 15 août, Mme Lefaucheux est prévenue par des Résistants de la T.C.R.P. que dix autobus doivent aller prendre des prisonniers à Fresnes. Elle s’y rend. Elle trouve le convoi en stationnement à Bourg-la-Reine. « Je parvins, écrit-elle, à longer les autobus… Je reconnus mon mari dans la dernière voiture. Il était très pâle et très changé. »
Avec un ami qui l’emmène dans un side-car, elle suit le convoi, craignant de le voir prendre le chemin du Mont-Valérien ou celui de Vincennes. Finalement c’est à la gare de marchandises de Pantin que les auto­bus déposent leur cargaison vers neuf heures du matin. De la fenêtre d’un cheminot, Mme Lefaucheux peut voir, durant une grande partie de la journée, l’embar­quement des prisonniers – ceux de Fresnes et ceux d’autres prisons qui sont amenés en camions sous un soleil de plomb. Finalement, munie d’un colis de vivres, elle pénètre dans la gare, arrive à longer le train, malgré les sentinelles, en criant le nom de son mari. Elle se fait ouvrir la porte du wagon pour lui remettre ce colis. Le train démarre à 23 h. 30…
Sachant que la voie était coupée à l’entrée du tunnel de Nanteuil-Sacy et que les prisonniers devaient y être transférés d’un train à un autre, Mme Lefaucheux s’y rend, en partie en voiture, en partie à bicyclette. Elle trouve son mari pendant ce transbordement et peut lui parler pendant quelques instants.
Un peu avant que le train ne parte, Mme Lefaucheux est re­jointe par une de ses amies, Mlle Claire Gérard, qui tente de savoir si son frère ne se trouve pas dans ce train.
Le convoi ne démarre qu’à deux heures du matin. Claire ayant une voiture, les deux femmes suivent le train. Â Châlons, Mme Lefaucheux réussit encore à apercevoir son mari. Le 18 août, à 14 h. 7, le train passe la frontière à Avriçourt.

Reçue à Nancy chez ses amis, M. et Mme Delaruelle, Mme Lefaucheux décide d’aller en Allemagne comme travailleuse pour y retrouver son mari et lui apporter les secours dont il aurait besoin. Ses amis et le Dr Gautier la mettent en rapport avec un industriel, M. Verpilleux, agent de l’Intelligence Service, qui se fait fort d’obtenir, dans un délai de huit jours, les papiers dont elle aura besoin pour passer en Allemagne.
Mme Lefaucheux revient alors à Paris où, pendant huit jours – les huit jours de l’insurrection – elle ne quitte pas l’Hôtel de Ville. Le 27 août, accompagnée par Mme Landry (belle-sœur de M. César Campinchi), qui porte un uniforme qu’on peut confondre avec celui de la Croix-Rouge, elle quitte Paris dans une voiture prêtée par la Croix-Rouge…

Le 29 août, à Nancy, elle donne des nouvelles de Paris au colonel Grandval qui commandait les F.F.I. de la région. Malheureusement M. Verpilleux n’a pu obtenir les papiers : un de ses chauffeurs ayant écrasé trois Allemands et pris la fuite, il a été arrêté pen­dant quelques jours. Il met Mme Lefaucheux en rap­port avec un entrepreneur de transports italien, M. Molinari qui, travaillant pour les Allemands, jouit d’un certain crédit à la Gestapo. Risquant tout, Mme Lefaucheux se fait recevoir par un officier de la Ges­tapo, von Else, à qui elle demande des papiers pour aller en Allemagne afin d’y envoyer des colis à son mari, prisonnier au camp de Buchenwald. Elle affirme qu’il a été « arrêté dans une rafle d’officiers de réserve » qui avaient tous été libérés, et qu’il a finalement été « embarqué par suite d’une affreuse erreur dans le convoi des déportés de Fresnes ».
L’officier déclare vouloir se renseigner. Le lende­main, il fait remettre à Mme Lefaucheux un papier orange qui lui permettra d’entrer en Allemagne et lui fait dire qu’il est parti pour Metz. Quelques heures plus tard, elle retrouve cet officier à la Gestapo de Metz. Il feint de s’être renseigné. Il déclare à Mme Lefaucheux qu’elle avait dit la vérité. « Je le remerciai, écrit-elle, de ses efforts pour faire la lumière et lui demandai d’achever l’enquête en faisant transférer mon mari à Metz pour terminer cette affaire ».

Le soir même, Mme Lefaucheux apprend par Molinari que, écrit-elle « le boche avait dans sa poche, signé de son supérieur, l’ordre de transfert de mon mari à Metz … »
La T.S.F., ajoute-t-elle, signalait les Américains dans des lieux qui paraissaient assez fantaisistes, mais nette­ment de plus en plus proches… L’ordre de transfert sur Metz n’avait d’intérêt que s’il était utilisé immédiate­ment et le boche, paraît-il, en possédait un semblable depuis plusieurs jours concernant le beau-frère de M. Verpilleux. Il fallait absolument décider le boche, non pas à faire exécuter ces ordres ce qui n’aurait peut- être pas le temps d’aboutir, mais à les exécuter lui- même ».

C’est Molinari qui réussit en deux jours à convaincre l’officier nazi d’entreprendre cette expédition. Molinari devrait se rendre à Neustadt avec sa puissante voiture pour y prendre l’officier et le conduire à Buchenwald par l’autoroute. Mme Lefaucheux part avec Molinari. De Metz à Neustadt, elle est le témoin de la débâcle allemande. L’officier nazi arrive au rendez-vous avec plusieurs heures de retard et ne consent à partir pour Buchenwald que lorsqu’il apprend qu’il y a du cognac dans la voiture de Molinari.
« Le lendemain 5 septembre, vers 10 heures, écrit Mme Lefaucheux, nous étions près de Weimar. Le boche demanda la route de Buchenwald à un soldat qui, tranquille, répondit que le camp avait été détruit la semaine précédente par un bombardement aérien….
« La voiture s’arrêta cent mètres environ en avant d’un vaste champ de destructions, bâtiments rasés, arbres calcinés, matériaux qui fumaient encore. Je me disais que si mon mari était parvenu à Buchenwald, il avait peut-être été tué par le bombardement, que le boche allait revenir et me dire qu’il avait vu son nom sur un registre ; je me demandais comment je pourrais tenir le coup devant ce boche et l’Italien. Peut-être que Pierre était venu là, et reparti pour un kommando; il serait inutile de demander au policier de pousser les recherches plus loin, car il voulait visiblement retourner à son bureau, et d’ailleurs nous n’aurions pas eu l’essence nécessaire. En ce cas il me faudrait obtenir un papier m’autorisant à passer des colis, et m’arranger pour rester sur place.

« Il y avait encore l’hypothèse, très vraisemblable et qui me paraissait par moments inévitable, dans laquelle le boche aurait voulu se renseigner avant de prendre livraison des prisonniers. S’il avait donné un coup de téléphone au bon endroit pour s’assurer que l’officier de réserve n’avait pas de dossier, j’allais le voir revenir m’empoigner et me fourrer de l’autre côté des barbelés. Cela m’était bien égal pour moi, mais j’aurai réussi à apporter à mon mari un souci supplémentaire si l’on tous confrontait. (Depuis notre arrestation de 1942, pourtant sans gravité, je garde un mauvais souvenir des confrontations conjugales). Enfin, si le boche avait appris quelques détails du dossier – l’affaire du dépôt d’armes ou l’entente avec les organisations communistes par exemple – il allait faire pendre Pierre immédiatement et peut-être devant moi. Cette attente dans l’auto dura quatre heures exacte­ment.
« Au bout de 4 heures, l’Italien, qui tourniquait dehors me dit : « Tiens, le voilà qui revient. Il ne ramène qu’un prisonnier. Je crois que ce n’est pas M. de M… ». Je me retournai et comme je n’y voyais plus clair, il me fallut quelques secondes pour comprendre que le grand vagabond maigre qui marchait à côté du boche était bien mon mari. Quand la portière de l’auto s’est ouverte, j’ai dit : Bonjour, comment vas-tu ?, et lui, de son côté, parut trouver naturel de s’asseoir à côté de sa femme.
« Je me dépêchai de lui expliquer que son innocence allait enfin être reconnue, car je tremblais qu’il ne crût à une complicité générale et, devant nous, le boche pouvait entendre tout ce que nous disions. Il est vrai qu’il était occupé à boire du cognac.
« Mon mari me raconta brièvement qu’on était venu le chercher dans une baraque où il s’était caché pour dormir. Il n’aurait pas dû se trouver là et c’était un hasard qu’on l’eût déniché. Il avait cru simplement, me dit-il plus tard, qu’on l’emmenait au crématoire, d’autant plus que ses meilleurs camarades étaient partis en transport dans la nuit précédente (rétrospectivement, je tremble encore à la pensée que j’aurais pu le manquer à quelques heures près). Puis le soldat l’avait conduit dans un local où on lui avait remis ses vêtements personnels et ses affaires – moins l’argent et la montre – deux jours de vivres, et l’ordre de suivre le civil à lunettes qui l’attendait.

« Toute l’aventure me paraissait un tel enchaînement de miracles que je ne doutais plus de rien. Le boche descendit, chercha ses papiers (qu’il ne retrouvait plus !) et s’éloigna en disant qu’il allait revenir avec les prisonniers.
« J’avais tout de suite aperçu, derrière les barbelés, un Molinari  qui nous emmena  vers l’Ouest : nous étions à Neustadt dans la nuit. Le boche descendit, reprit sa voiture dans laquelle on remit de notre essence et fit monter mon mari à côté de lui. Je demandai à Molinari de marcher derrière pour ne pas perdre leur auto de vue. La série des miracles n’était pas finie, car notre plus grande chance nous attendait à Metz, où nous arrivions vers 4 heures du matin.

« La ville était complètement évacuée et dans l’immeuble de la Gestapo un ordre attendait le boche : celui de rejoindre ses services à Neustadt. Il eut l’air assez désorienté et surtout préoc­cupé de trouver l’essence nécessaire à ce trajet – Molinari lui en promit pour le matin même, ajouta qu’il nous emmenait coucher chez lui – et nous dîmes poliment « Bonsoir » en le laissant devant la porte de la Gestapo.
« Au matin, nous nous sommes demandés, mon mari et moi, si nous n’allions pas filer à Nancy à pied. Mais nous étions à la fois si fatigués et si optimistes qu’il nous parut plus simple de nous faire conduire par l’Italien, qui ne voulait pas rester, d’ailleurs, dans la ville évacuée.

« Avant de quitter Metz et après avoir beaucoup réfléchi, je demandai à Molinari de remettre au boche, en plus de son essence, les 10.000 marks que nous avions emportés à tout hasard pour le voyage en Allemagne, et auxquels nous n’avions pas touché. Sur le moment j’éprouvai une grande satisfaction à payer ce boche après l’avoir si bien fait marcher. Je dois dire que plus tard, rentrés à Paris, quand il fallut rembourser les amis qui m’avaient avancé de l’argent, avant mon départ, nous avons pensé, mon mari et moi, que nous aurions bien pu faire cette économie.

« A Nancy, tous nos amis, heureux de récupérer Pierre nous conseillèrent de ne plus prendre de risques, de nous planquer dans un appartement que nous proposait le Dr Gautier (en prévision d’un retour offensif de la Gestapo) et d’attendre l’arrivée imminente des Améri­cains. Mais j’avais une grande hâte de montrer à mon mari le drapeau tricolore sur Notre-Dame et aussi de revoir ma famille dont je m’étais tenue éloignée depuis plusieurs mois par mesure de sécurité. Pendant que mon mari restait étendu sur un lit, mon amie Mme Landry et moi, dans la voiture « Croix-Rouge », partions en recon­naissance pour voir s’il était possible de quitter Nancy.

« Au retour de notre promenade, j’allai à la Kommandantur, avec mon amie dans son pacifique uniforme. Je vis un officier solitaire auquel j’expliquai que nous partions en mission pour la Croix-Rouge à Epinal, et qu’un industriel de Nancy demandait à profiter de notre voiture. Je venais simplement demander un papier nous autorisant à transporter ce monsieur, car nous ne vou­lions rien faire d’irrégulier. Je me souviendrai toujours de la réponse de l’officier, hilare, enchanté de la situa­tion. « Mais Mesdames, la guerre est finie, nous sommes en déroute. Plus de papiers maintenant. » Il répétait « nous sommes en déroute », comme s’il ne se lassait pas de cette constatation. Devenu plus sérieux, il ajouta : « Avez-vous des armes ? car les soldats sont sans ordre, ils pourraient vous prendre votre voiture. »
Cet épisode burlesque acheva de nous décider à partir. Route assez facile jusqu’à Epinal. C’est sur la route de Bar-sur-Aube que nous avons rencontré, avant les Américains, la première voiture F.F.I.

« Après avoir reçu l’hospitalité de camarades à Bar-sur-Aube, nous retrouvions le lendemain matin Paris encore pavoisé !

« Mon premier coup de téléphone fut pour Claire. Sa mère me répondit. Claire avait été fusillée la semaine précédente, dans l’Oise, tandis qu’elle essayait, avec sa voiture, d’assurer le ravitaillement d’un corps-franc. Claire dont j’escomptais la tendre joie à notre retour. Claire qui s’inquiétait deux semaines plus tôt de quitter quelques jours sa mère si isolée… C’est ce drame imprévisible qui marquait la fin de notre brève période des chances heureuses ».