Jean BERNARD

sommaire :
sa vie son oeuvre – résumé
Jean Bernard au pays de Balzac – portes ouvertes
entretien – par Caroline CHAPPEY-RIBADEAU DUMAS
entretien – par Sophie CARQUAIN
sa recette préférée :  les caguoilles à la charentaise 
ses bonnes adresses

sa vie son oeuvre – résumé

Jean BERNARD nait à Paris le 26 mai 1907 das une famille d’ingénieurs.

Il fait ses études de médecine à Paris.

Il épouse Amy PICHON en 1931, avec laquelle il aura trois enfants.

Dès 1940, il entre dans la résistance – ce qui lui vaut d’être arrété, et incarcéré six mois : il est libéré quelques jours avant la Libération.

Il est élu à l’Acadéie des sciences en 1972 (voir ici), à l’Académie de Médecine en 1973 (voir ici, en bas de la page, la création d’un prix à son nom), et à l’Académie Française en 1976  –  vous trouverez ici :
– son discours de réception, du 18 mars 1976, faisant l’éloge de son prédécesseur, Marcel PAGNOL (on prend conscience de la vaste culture de notre parent, et de sa capacité à traiter brillament de sujets manifestement hors de ses préoccupations habituelles);
– la réponse de Jean HAMBURGER (lui-même professeur de médécine) qui donne de beaux éclairages sur la vie et l’oeuvre, jusqu’àlors, de notre parent;
– la liste de ses publications, parmi lesquelles, bien évidemment, les résultats de ses brillantes recherches médicales, mais aussi des ouvrages de culture générale.

Jean BERNARD disparait à Paris le 17 avril 2006.

Vous trouverez sur Wikipedia une large évocation de sa vie et des ses oeuvres, et notamment un résumé de sa large bibliographie, la longue liste de ses distinctions.

 

portes ouvertes sur  :  Jean Bernard au pays de Balzac – extrait du Trait d’Union n° 16

En plein pays ruffécois, terre d’Angoulême, le professeur Jean Bernard médite et relit «La Comédie humaine».

 

entretien avec le Professeur Jean BERNARD – 14 mars 1997 – par Caroline CHAPPEY-RIBADEAU DUMAS – extrait du Trait d’Union n° 16

Merci, Professeur, d’avoir accepté de me recevoir. On connaît votre carrière professionnelle exceptionnelle, votre élection à /’Académie Française, pour ne citer que cela, mais ce n’est pas à ce titre que j’ai demandé à vous voir. En effet, comme j’ai eu l’occasion de vous le dire, nous aimerions que, dans le cadre d’un journal familial vous parliez de la famille Landry, votre belle-famille ainsi que de votre famille et que vous nous livriez quelques anecdotes.

C’est à vous de poser des questions et je ferai de mon mieux pour y répondre.

Pourriez-vous nous parler de votre famille ?
J’ai eu la très grande tristesse de perdre maman lorsque j’avais 12 ans cela m’a beaucoup marqué. Nous sommes quatre frères et sœur, je suis l’aîné. Mon père était ingénieur, il est sorti de l’Ecole Centrale, et mon grand-père maternel était ingénieur, polytechnicien. J’étais entouré de polytechniciens dans ma famille. Et lorsque j’étais en mathématiques élémentaires, j’ai été, par erreur, premier à la première composition de mathématiques, – il y avait une question de cours et un problème et ce dernier était tellement difficile que même les forts en mathématiques ne l’avaient pas fait, – alors tout était bien, j’étais prêt à entrer à Polytechnique mais cela ne me disait rien du tout.
Durant toute mon enfance et mon adolescence j’hésitais entre une vie d’écrivain et une vie de médecin. Je me rappelle très bien que ce qui m’a décidé, car un garçon – ou une fille – de 16 ans est dominé par un orgueil intérieur et l’idée d’être un écrivain de second ordre n’est pas acceptable, alors qu’un médecin moyen peut quand même rendre des services ; j’avais vu chez mes parents, juste après la guerre de 14- 18, un de leurs amis qui avait écrit un admirable livre de guerre puis après plus rien, la médiocrité.

Il n’y avait pas de médecin dans votre famille ?
Si, un de mes oncles maternels était un bon médecin des hôpitaux de Paris mais il était le seul.

Quand vous avez décidé d’étudier la médecine, quelle a été la réaction de votre père ?
Je n’avais donc plus maman et j’ai dit à mon père que c’était mon choix. La pression avait été antérieure puis mes parents avaient bien compris que je ne serais jamais un élève de l’Ecole Polytechnique ou de l’Ecole Centrale. Entre temps un de mes frères plus jeunes s’orientait dans cette direction ce qui m’a facilité les choses.
Il faut dire qu’il y avait une société qui s’appelait la Société des Mines et Fonderies de Pontgibaud qui s’occupait de plomb, de cuivre etc et dont mon grand-père maternel et mon père ont été successivement directeur général et mon frère l’a été après eux.

Vous avez dit avoir d’autres frères et sœur :
J’ai une sœur qui vit toujours mais ne va pas très bien ; j’avais un frère qui est mort assez brusquement vers 7, 8 ans et l’autre est mort il y a quelques jours mais après avoir été hors du monde pendant deux ans.

La grande inégalité de la vie ce sont les vingt dernières années. Je vois parmi mes contemporains ceux qui ont perdu la tête. Là encore il y a plusieurs cas : celui dans lequel était mon frère, hors du monde et ce sont les siens qui souffrent, mais le pire était le cas de Michel Debré. Il avait une maladie de Parkinson très grave, c’était un ami de toujours et que j’allais voir régulièrement, il était complètement raide, incapable de parler mais l’intelligence intacte. J’étais obligé de parler tout le temps quand j’allais le voir et il se trouve que j’appartiens à un groupe franco-américain et que ces américains ont pris comme thème : Marat. Je croyais que c’était un terroriste, il paraît que c’était aussi un homme de sciences qui s’est battu avec l’Académie des Sciences. Je raconte cela à Michel Debré et je vois entre ses lèvres, à peine effleuré, à peine esquissé : « Comte d’Artois ». Il se rappelait que Marat avait été le médecin du Comte d’Artois.

Pourriez-vous nous parler de votre femme et de votre belle-famille,
Ma femme et moi nous sommes connus le premier jour des études de médecine en 1925. A l’époque il y avait un organisme très puissant : la ligue maritime et coloniale et française qui offrait chaque année un certain nombre de voyages à des étudiants qui le voulaient. Amy avait été choisie pour un voyage en Indochine. Elle avait donc pendant un an, arrêté ses études entre ce que l’on appelait PCN, physique chimie et sciences naturelles, année que l’on faisait en sortant du bachot, avant de gagner la faculté des sciences. Elle a fait un admirable voyage en Indochine du temps où André Malraux et sa femme volaient les pierres d’Ankor, elle a assisté à cela. Nous nous sommes retrouvés en 1925 dans la même année alors que théoriquement elle aurait dû avoir un an d’avance sur moi. Nous nous sommes mariés en 1931. A l’époque on faisait parallèlement ses études de médecine et un concours très difficile qui était le concours de l’internat des hôpitaux de Paris. Maurice Lamy entre autres en était sorti. C’était un concours terrible, on était 1.200 à 1.300 pour 80 places. L’écrit comportait 3 sujets : un sujet de médecine, un sujet de chirurgie et un sujet d’anatomie.

Comme dans les concours de médecine on redoute beaucoup les manoeuvres, le jury ne voyait pas les copies, un lecteur les lisait d’où pour ceux qui comme moi écrivent très mal c’était une catastrophe et m’obligeait à une grande concision qui a été jugée favorablement.

Il y avait 240 admissibles. L’oral était également une épreuve très rude. Il se déroulait dans un bâtiment au coin de la rue des Saints Pères et du boulevard Saint Germain, il y avait donc 240 admissibles par séance de dix candidats, le président du jury tirait 10 noms. A mon premier concours je suis passé la 17ème fois. A ce moment-là on en mettait neuf dans une première « prison », on en sortait un qui tirait au sort les questions et qui allait dans une autre « prison » avec 20 minutes pour réfléchir et toutes les 10 minutes les gens se succédaient comme cela. A mon premier concours, il était rarissime d’être reçu dès la première fois, il m’a manqué 3/4 de points pour réussir et cela a gouverné toute ma carrière.

On était alors nommé interne provisoire, on faisait des remplacements et j’ai été nommé chez le professeur Chevallier qui était le seul à s’occuper des maladies du sang en France et même certainement en Europe à ce moment-là. Quant à ma femme, Amy, elle a eu une pleurésie l’année où j’ai été reçu, ce qui était très fréquent à l’époque, et est partie à la montagne pendant un an, en est revenue guérie et a été reçue au concours une année après moi et comme à cette époque les filles ne faisaient pas de service militaire et qu’il durait 2 ans pour les hommes, elle a donc terminé son internat un an avant moi.

Elle était fille unique, pas tout à fait car elle a été élevée avec Ella Sauvageot, fille de Lasthénie Thuillier qui habitait dans le même appartement. C’était comme une soeur.

Mes beaux-parents, lorsque nous nous sommes mariés, habitaient à deux pas d’ici au 62 de la rue d’ Assas, dans un hôtel particulier au fond d’une cour. Mon beau-père, Adolphe Pichon était de famille charentaise et nous passons nos vacances encore dans la maison qui reste de sa famille. Son père était professeur au lycée Charlemagne à Paris, son grand-père était instituteur et l’arrière grand- père était un paysan qui était devenu instituteur. Il avait décidé vers 1800 d’apprendre aux enfants du pays à lire et à écrire. Ils venaient lire dans la ferme. Il y a une évolution du paysan-instituteur à l’instituteur au professeur de lycée à mon beau-père qui était en bordure de la politique puisqu’il a été secrétaire général de l’Elysée sous la présidence de Raymond Poincaré pendant longtemps, puis au Conseil d’Etat et lorsque je l’ai connu il était délégué général de l’Union des Industries Métallurgiques et Minières donc haut fonctionnaire de cette institution.

Mais alors comment prenait-il le fait que son épouse faisait de la politique ?
Très bien. Il faut dire que ma belle-mère, Marguerite, était une femme extrêmement vigoureuse et lui extrêmement calme, doux. Je n’ai jamais vu de problème. Ce n’était pas tout à fait de la politique ce qu’elle faisait, c’était la défense du droit des femmes c’est un peu différent. La politique c’était Adolphe Landry qui l’incarnait, toutes les sœurs étaient braquées sur de la carrière politique d’Adolphe Landry.

A propos de la carrière d’homme politique d’Adolphe Landry. C’était un homme rigoureux, ce qui semble difficilement compatible avec le fait de faire de la politique en Corse.
Je ne comprends pas encore comment il s’accommodait de la Corse.

Il y avait un certain nombre d’électeurs sur le continent et les deux clans s’arrangeaient pour les faire venir en payant la même chose. La Corse à ce moment-là était partagée entre Landry et Pietri uniquement pour des querelles locales car tous deux étaient centre droit et siégeant dans les mêmes équipes ministérielles.

Votre épouse a fait des études de médecine à une époque où l’éducation des filles ne les conduisait pas à faire des études.
Oui mais sa famille, en raison du féminisme de ma belle-mère, l’avait poussé à faire des études.

Les établissements scolaires de filles étaient tout récents. Jusqu’en 1880 il n’y avait que les couvents et c’est l’une de mes grands-tantes, Mathilde, qui a fondé le collège Sévigné vers 1882.

J’y ai prononcé un discours pour le centenaire. Pour la première fois des jeunes filles pouvaient aller dans un établissement laïc. Pour vous donner un exemple, leur plus brillante élève Louise Weiss a passé l’agrégation de philosophie en cachette de son père car ce n’était pas bien vu pour une fille d’être agrégée.

Ma femme a fait toutes ses études au collège Sévigné comme notre fille Antoinette. Puis elle s’est orientée vers ce que l’on appelle la neuropsychiatrie infantile et était chef de clinique de cette discipline. Puis très généreusement elle a considéré que c’était très difficile que les deux concourent car je m’étais lancé dans les concours et l’agrégation, alors elle s’est arrêtée. Cela crée des situations très difficiles.

Votre belle-mère avait une sœur jumelle, Marie.
Oui, une femme très remarquable. C’était assez curieux car elles étaient deux jumelles parfaitement identiques. Vous le savez, il y a plusieurs sortes de jumelles, celles-ci étaient du même œuf et il y a eu une longue époque pendant laquelle on ne les distinguait pas. Celle qui était médecin, une des premières femmes à être interne des hôpitaux de Paris, avait des camarades médecins qui lui parlaient comme on se parle entre internes et sa sœur jumelle, mariée à un secrétaire général de l’Elysée, était brusquement abordée dans la rue par un gaillard qui se trompait qui croyait qu’il avait à faire à sa collègue.

Ces deux soeurs, toute leur vie, et elles ont toutes les deux dépassé les 90 ans, se téléphonaient trois fois par jour. Et je pense que c’était là toute l’abnégation de mon beau- père.

Marie Landry devenue Marie Long, une des premières femmes interne des hôpitaux de Paris, dans une très brillante promotion (il y avait le futur Professeur Robert Debré et sa femme Jeanne Debat-Ponsan).

Elle a connu ensuite un neurologue suisse qui avait été également reçu à l’internat de Paris, Edouard Long, beaucoup plus âgé qu’elle. Il l’a épousé et ils sont partis à Genève. Ils avaient décidé que s’ils avaient des enfants, une moitié serait suisse et l’autre serait française. François l’aîné qui est décédé il y a 3 ou 4 ans était français, Olivier, avec lequel j’ai déjeuné la semaine dernière à Paris, est Suisse, a été ambassadeur de Suisse à Londres et a occupé des fonctions remarquables.

Comment vous êtes-vous installés ?
Amy encore plus que moi étions des enfants du 6ème arrondissement. Elle était née rue Littré près de la gare Montparnasse où habitaient ses parents à l’époque et depuis l’âge de deux ans vivait au 68 rue d’Assas. Moi j’ai une tare, je suis né dans le 17ème arrondissement mais lorsque j’avais trois ans mes parents sont venus s’installer dans une rue qui s’appelait à l’époque rue de Bagneux et qui maintenant est la rue Jean Ferrandi. Je vous signale que si vous voulez donner votre nom à une rue il faut être conseiller municipal, c’est de beaucoup la méthode la plus sûre. Nous habitions là, 9 rue de Bagneux, c’est un quartier uniquement de couvents et de jardins.

Je me souviens avoir soigné à l’hôpital un homme qui était pilote d’avion et qui avait comme mission de photographier Paris du ciel et qui m’a dit : « vous n’imaginez pas ce qu’est le 6ème arrondissement. Vu du ciel ce ne sont que jardins et couvents ».

Et en effet, j’avais sous mes fenêtres un couvent de moines qui était aussi une école professionnelle et à six heures moins le quart tous les matins la cloche sonnait, j’étais réveillé et je travaillais avant d’aller au lycée. A 6 heures moins 10 arrivaient les garçons de l’orchestre de l’école qui s’entraînaient séparément, c’est depuis ce moment-là que je me réveille vers 6 heures.

Au coin de cette rue Jean Ferrandi, anciennement rue de Bagneux et de la rue de Vaugirard il y a le fameux 104 rue de Vaugirard, couvent de Maristes où ont été élevés Jean Guitton, son frère Henri Guitton, François Mauriac, et François Mitterand pour ne citer qu’eux. Maintenant que Jean Guitton est mon voisin à l’Académie Française, nous nous apercevons que pendant 4 ou 5 ans nous avons suivi la rue de Vaugirard pour aller au lycée Louis le Grand, lui en partant du 104 et moi de la rue de Bagneux.

Lorsque nous nous sommes mariés, Amy et moi, en 1931, il y avait une crise terrible du logement et nous nous sommes résignés à aller dans le 7ème arrondissement et avons habité avenue Emile Deschanel près du Champ de Mars.

Il y a un quadrilatère de la civilisation, je suis désolé car pour moi vous habitez à l’extérieur, au nord la Seine, au sud la ligne des boulevards Montparnasse, des Invalides, à l’Est la rue Mouffetard, à l’Ouest l’esplanade des Invalides. Tout est là.

J’avais écris cela dans je ne sais quel livre et il y a quatre cinq ans, j’allais voter lorsque je suis abordé par le maire de l’arrondissement : « Monsieur le Professeur, je suis né dans le quadrilatère, boulevard du Montparnasse mais du bon côté ».

Ce qui est vrai c’est que c’est un quartier dans lequel on peut se promener à pied. Il m’arrive d’aller à pied à l’Académie Française.

Nous avons vécu sept ans là, nos deux enfants aînés y sont nés mais on guettait le 6ème et, au 86 rue d’Assas, un appartement s’est trouvé libéré juste avant la guerre et nous nous y sommes installés. C’était un très grand appartement car à l’époque j’exerçais et cela suppose deux ou trois pièces en plus. Nous avions vue sur le lycée Montaigne et je prétendais à mes fils que je les surveillais dans la cour de récréation. Mais cela n’était pas vrai car ce que l’on avait sous les fenêtres c’était la cour de l’infirmerie dans laquelle ils avaient peu de chance d’être.

Entre temps mes beaux-parents avaient déménagé dans un magnifique appartement, 102 rue de Grenelle. L’immeuble appartenait à l’Union Industrielle Métallurgique et Minière qui y mettait son personnel. Ma belle-mère avait le goût de la réception, aimait recevoir.

Pourriez-vous nous présenter vos enfants ?
Antoinette, l’aînée, vient de prendre sa retraite, il y a huit jours. Elle dirigeait un important département à l’Encyclopédie Universalis.
Elle est encyclopédiste. Après un mariage malheureux, elle a divorcé et a deux enfants dont l’aîné vient d’avoir un fils. C’est mon premier arrière-petit-fils.

Dominique, le second, était comme enfant le plus doué mais cela conduit à limiter les efforts. Je le vois encore à l’oral du bachot. Ce fut tangent, il se tourna vers mon épouse et moi et nous dit : j’ai pris une résolution, quand j’aurais des enfants ils travailleront. Il n’avait pas alors l’idée qu’il pouvait travailler lui-même !

Malgré tout il s’est mis à bien travailler à partir de 40 ans. Il est ingénieur en informatique et s’occupe surtout d’informatique médicale, d’informatique hospitalière et vit dans le sud de la France. Il est marié et a deux enfants.

Le troisième, Olivier, à l’âge de 5 ans disait : je veux être médecin pour enfants. Vocation précoce par rapport à moi. Il est professeur en pédiatrie et s’occupe presque uniquement des maladies du foie chez l’enfant. Il est chef de service à Bicêtre. Marié il a une fille, Clémence, qui est ma plus jeune petite-fille.

Comment vous expliquez l’attirance de votre belle-famille pour la médecine ? Votre épouse, ses deux tantes ?
Vous avez raison, cela est extrêmement rare. Il y a trois femmes médecins, Lasthénie, Marie et ma femme. Je ne sais pas. Dans les antécédents il n’y avait pas de médecin, c’était la magistrature. L’aïeul Timothée Landry était magistrat.

Et de plus trois femmes exceptionnelles.
Les deux tantes d’Amy étaient exceptionnelles. Mais moi qui ai eu un certain nombre d’élèves filles, elles sont toujours mieux que les garçons. Elles ont fait beaucoup plus d’efforts, il a fallu qu’elles mènent beaucoup plus de combats.

C’est comme cela que vous l’analysez ?
C’est bien souvent comme cela que je l’ai constaté.
Mais savez-vous qu’en 1950, je reçois à dîner un très brillant professeur américain Diamond, professeur à Harvard, ce qu’il y a de plus glorieux aux Etats-Unis. Deux événements pendant le dîner. Il m’avait dit le matin : »Nous sommes très heureux ma femme et moi d’avoir été invités mais nous avons notre petit garçon de 5 ans qui est là ». Venez avec lui, lui ai-je dit. Et comme cela arrive quelquefois dans les dîners de 12 personnes, il y a un moment de silence. Lorsque l’on apporte le fromage, le petit garçon dit « Oh. Daddy, you will not eat a disgusting thing » Le père qui était de l’aristocratie américaine a rougi profondément et nous l’avons appris on ne sert jamais de fromage aux États-Unis. Pendant le dîner, le Pr. Diamond était assis entre mon épouse et une autre femme médecin. Il était sidéré et nous a expliqué qu’à Harvard il n’y avait pas de fille en médecine car il y avait des statistiques selon lesquelles le pourcentage de femmes qui ensuite exerçait était trop faible. Sur 100 garçons étudiants en médecine, 85 exercent ensuite et sur 100 filles 15. C’est donc pour une raison très pragmatique, ce qui est très américain, que dans les années 50 Havard n’admettait pas de filles en médecine. Maintenant depuis une quinzaine d’années cela a changé, Harvard admet des filles.

Pour aborder plus précisément le domaine de la médecine, il semble qu’actuellement, dans l’assistance publique, le rôle du professeur semble avoir tendance a être chapeauté par un fonctionnaire de l’administration publique.
Non, ce n’est pas nouveau, cela a toujours été comme cela. Je me suis toujours battu. Je me rappelle que j’étais membre de l’équipe du Professeur Robert Debré lorsque nous avons observé le premier cas européen de guérison de méningite tuberculeuse de l’enfant. Auparavant la méningite tuberculeuse était toujours mortelle. A ce moment-là arrive l’économe de l’hôpital « Savez-vous, Messieurs, combien a coûté cette guérison ? » Et bien c’est lui qui avait raison. Car on est obligé maintenant de tenir compte de cela. Nous médecins, nous n’y pensions même pas.

Pour revenir à la situation actuelle, vous avez dans les journaux des détails sur toutes les dépenses. Mais il y a une erreur formidable, les gens ne parlent que de 20% du problème : c’est à dire des fautes de prescription, des erreurs des caisses, … Le fond de l’affaire est tout autre.

C’est la révolution de la médecine qui coûte beaucoup plus cher. J’ai le bonheur de ne pas être homme politique mais si je l’étais, je dirais à mes concitoyens : « la médecine devient une médecine de prévision mais il y en a pour 10 ou 15 ans et cela va coûter très cher. Alors je vous demande : êtes-vous d’accord ou pas pour ces dépenses ? »

Ainsi dans mon domaine, où l’on guérit des leucémies par la greffe de moelle osseuse, une greffe coûte 800.000 Francs. Mon successeur a fait une cérémonie l’année dernière pour la millième greffe. 800 millions de francs, 500 enfants sauvés. Cela en vaut peut-être la peine mais il faut le demander aux citoyen s: est-ce que vous voulez des sous-marins nucléaires, des autoroutes ou bien la santé ?

C’est là qu’est le problème. Ni la gauche ni la droite ne le disent.

Il faut trouver des financements , nous sommes dans un système où il faut des partenaires qui apportent de l’argent et dans le domaine de la recherche, ce n’est pas l’Etat qui subventionne.
Bien sûr mais actuellement toute la recherche biologique et médicale est dominée par les firmes pharmaceutiques, ce n’était pas tout à fait comme cela de mon temps, mais cela a changé depuis une dizaine d’années,

Je me souviens avoir été invité par des patrons de groupes pharmaceutiques à leur parler d’éthique. Ils avaient en même temps invité des jeunes chercheurs. C’était une bonne idée mais ces grands patrons étaient tout prêts à ce qu’on leur parle d’éthique mais surtout pas à ce qu’on ne touche à leur portefeuille. Quant aux jeunes ils étaient tout prêts à dire du mal de ces firmes mais surtout qu’on leur paie le voyage. C’est une mauvaise organisation de notre société. Je connais des hommes qui ont fait de très grandes découvertes, tel le Professeur Tréfouel à Pasteur qui a découvert les sulfamides, ce qui n’est pas rien, cela ne leur a pas rapporté un sou. Vous imaginez bien ce que cela a pu rapporter aux entreprises pharmaceutiques.

Nous venons d’élire François Jacob à l’Académie Française où il va être reçu dans quelques mois. Les travaux du groupe Jacob, Monod & Lwoff inspirent tout ce que l’on fait actuellement en biologie, cela ne leur a rien rapporté du tout.

Ces importantes recherches ont pu aboutir grâce à la clairvoyance du Général de Gaulle qui privilégiait la recherche médicale ?
Excepté Pierre Mendès-France qui avait de bonnes idées mais qui n’a pas eu le temps de faire quoi que ce soit, le seul homme politique qui se soit intéressé à la recherche était le Général de Gaulle. J’ai soigné Georges Pompidou pendant sa maladie, la recherche médicale ne l’intéressait pas du tout, par contre, les médecins de campagne, ça oui,, cela l’intéressait. C’était un homme très cultivé, très lettré. Giscard d’Estaing ne s’y intéressait pas du tout, F. Mitterand a manifesté un petit semblant d’intérêt pendant 3 ou 4 semaines puis après plus rien, comme J. Ils ont baissé les crédits actuellement ce qui est absurde.

Avec le Général de Gaulle c’était autre chose. C’était un visionnaire. Le grand homme d’Etat est celui qui se projette dans l’avenir comme Richelieu.

Peut-être que le Général de Gaulle avait-il une plus grande autonomie et pouvait se permettre d’imposer quelque chose alors que maintenant est moins évident.
Ah non, quand on a une importante majorité comme actuellement à la Chambre vous pouvez faire voter ce que vous voulez. Il faut ajouter que dans le budget national, le budget de la recherche n’est rien par rapport à celui du Ministère de la Guerre.

Vous me disiez que si vous faisiez vos études de médecine maintenant vous vous lanceriez dans la neurobiologie.
Je pense qu’à l’heure actuelle, les médecins ont réglé la plupart des problèmes des maladies graves. Le cancer il y en a encore pour quelques années mais on est sur le chemin de la guérison. Dans mon domaine on guérit à peu près 70% des enfants atteints de leucémie, il reste 30% de non guérison, mais on avance.

On raconte beaucoup d’histoires sur la tuberculose mais cela n’a rien à voir avec ce qu’était la tuberculose dans le passé et la syphilis est guérie actuellement en 15 jours de pénicilline, elle qui a tué Baudelaire, Maupassant, Alphonse Daudet entre autres. Le sida n’est rien par rapport à ce qu’était la syphilis. Elle a été une très grande cause de mort, le sida n’est pas une cause de premier rang. Seulement l’histoire du sida est particulière parce que les gens croyaient que cela était fini. Je vous recommande la lecture du livre de Charles Nicolle, grand pasteurien qui s’appelle « destins des maladies infectieuses  » qui montre que tous les cents ans il arrive une nouvelle maladie. Les sociétés doivent être prêtes. La lutte contre le sida est en passe d’être gagnée, il y en a pour 10 ou 15 ans puis cela sera fini et 50 ans après il arrivera autre chose.

Quand j’étais enfant, en 1919 la grippe espagnole a tué plus d’Européens que la Grande Guerre : 18 millions d’Européens. Puis la grippe au sens épidémie a disparu. Il y a eu une épidémie de peste au Moyen-Age qui a tué un tiers des Français; c’est pourquoi, je le répète, le sida n’est rien à côté de cela.

C’est un phénomène curieux que de constater que plus la médecine progresse plus les gens lui en demandent. Actuellement la médecine est plutôt mal vue dans l’opinion publique générale alors que ce qu’elle a apporté depuis 50 ans est prodigieux. Quand j’étais interne du Pr. Robert Debré il y avait un service de 80 lits, il y avait 20 lits de diphtérie. Un médecin de 50 ans actuellement n’a vu aucun cas de diphtérie. Mon fils Olivier qui est professeur de pédiatrie n’en a jamais vu.

On a fait des progrès considérables pour toutes les maladies graves.
Sauf pour le système nerveux. Actuellement, ils peuvent raconter ce qu’ils veulent, c’est un échec. J’étais très ami de Delay qui était mon confrère à l’Académie, grand psychiatre qui avait introduit le premier médicament psychiatrique qui s’appelait d’un nom barbare : « psycho-pharmacologie ». Il a eu quelques résultats puis les progrès se sont arrêtés.

On m’a toujours reproché d’être ternaire : de faire trois hypothèses. Il faut observer ces trois hypothèses :
– hypothèse numéro 1 : celle des neurobiologistes actuels, celle de Jean- Pierre Changeux qui m’a succédé au comité d’éthique : ils vont trouver l’âme au bout de leur bistouri. Cela n’est pas absurde car nous savons que telle ou telle lésion du cerveau nous empêche de parler, nous paralyse d’un côté, etc.
– hypothèse numéro 2 : celle pour ma part à laquelle je crois beaucoup, c’est qu’il manque un concept. Figurez-vous qu’avant Pasteur, ce n’est pas très vieux, 1840, on croyait que les souris naissaient du fromage. C’est Pasteur qui a réfuté la génération spontanée, qui a découvert les microbes etc… Mon illustre homonyme, Claude Bernard a créé la physiologie en refusant le vitalisme. Le vitalisme c’est dire qu’il y a une différence entre l’alchimie des êtres vivants et le reste. Compte tenu de ce passé, somme toute récent, je pense que dans un avenir pas si lointain, vers 2020-2040, un homme de génie apportera un nouveau concept et l’on se moquera de nous.
– hypothèse numéro 3 : c’est qu’on ne le saura jamais.

J’ai entendu exprimées par deux de mes amis aussi différents que possible ces deux positions.
Jean Guitton : qui m’a dit : « ça, cela regarde Dieu, ne vous en occupez pas » et il appelle cela d’un joli mot : « l’espérance évolutive ». Jean Guitton est non seulement un philosophe mais un théologien catholique et si le Pape Paul VI avait vécu. Jean Guitton aurait probablement été cardinal. Le Pape a le droit de prendre quelqu’un du rang et de le nommer cardinal et puis il est mort.
De l’autre côté, Jacques Monod, très grand biologiste, complètement athée qui m’a dit : »ll est contraire à la logique d’être à la fois sujet et objet ». Donc le cerveau humain ne peut pas prétendre découvrir ce qu’est le cerveau humain. C’est assez fort comme raisonnement.

Voici donc les trois possibilités, moi je crois à la deuxième, c’est à dire qu’il nous manque un concept. Et la tendance actuelle des neurobiologistes de dire c’est une quantité de cellules, dogme actuel, sûrement pas.

On nous dit toujours il y a deux grands événements : la création de la matière, le big-bang et la création de la vie. Et à mon avis la création de l’homme est tout aussi importante. Il y a un monde entre l’homme et le singe le plus savant. On nous raconte des histoires sur le singe qui fait des additions 2+3 mais ce qu’un enfant acquiert pendant les premiers temps de sa vie c’est absolument prodigieux. Entre les deux, aucune comparaison possible. Si j’avais le bonheur d’être jeune je ferais cette comparaison.

Et je demanderai aux autorités qui me gouverneront après ma mort de me permettre de revenir de temps en temps une journée pour voir ce qui s’est passé. Ce serait bien, dans 50 ans, dans 100 ans, juste une journée.

Actuellement les médias jouent un rôle considérable dans la diffusion de l’information. Vous avez fait l’objet d’entretiens télévisés et de films ?.
Mon frère Michel, mort récemment, n’a pas eu moins de sept enfants dont l’un s’appelle Alain, est cinéaste et fait des films de bonne qualité. Il veut faire un film sur moi. Alors il a décidé et c’est comme cela, on obéit; qu’une première séquence serait tournée à la Salpétrière où j’ai un laboratoire, une autre sous la Coupole et la troisième au Luxembourg. Ce qui est impressionnant c’est le monde que mobilise une telle réalisation. A la Salpétrière où j’étais interrogé par Claire Chazal, pour un dialogue de 30 minutes, il y avait 12 personnes pour faire marcher tout cela. J’en ai parlé à mon neveu qui m’a dit qu’encore là il n’y avait pas trop de monde.

Pour les interwiews à la télévision, les difficultés sont la brièveté, car on vous donne 2 ou 3 minutes pour vous exprimer ainsi que la tendance des journalistes à mentir.

Je me souviens d’un cas. Les premiers cas de guérison d’une leucémie apparaissent en 1965. Jusqu’à cette date il y avait 100% de morts. Alors le patron de la télévision de l’époque vient me voir et me dit qu’il voulait m’inviter à faire une émission sur les leucémies. Je lui dit ce n’est pas possible, très bien dit-il nous appelons « un tel » et me donne le nom du plus grand charlatan de la place, c’était pour me faire venir. Je cède et demande une répétition avant. On fait la répétition, puis c’est l’émission à 20h30, heure de grande écoute et trahison : le journaliste me pose d’autres questions.

Il me demande hypocritement : « Monsieur le Professeur, verrez-vous la guérison de la leucémie de votre vivant ? » Vous imaginez comme c’est agréable. Et moi, je crois beaucoup aux anges gardiens, j’ai un ange gardien qui m’a soufflé la réponse : « Je ne sais pas combien d’années j’ai à vivre ». Et tout est rentré dans l’ordre.

A la radio, cela fonctionne un peu mieux. Monsieur Robert Debré m’avait il y a fort longtemps confié une émission sur France- Culture dans laquelle on invite des gens de l’extérieur et qui vient d’être supprimée. C’est deux fois 35 minutes de conversation sur un même sujet avec quelqu’un de la spécialité. Cela marche très bien. La seule difficulté est que mes interlocuteurs n’emploient pas de mots médicaux. Si vous dites leucocytes, les gens ne comprennent pas, si vous dites globules blancs tout le monde comprend. C’est la difficulté de la transmission.

C’est effectivement ce que l’on reproche souvent aux spécialisés : l’utilisation d’un vocabulaire technique.
Il y a 7,8 ans, je sors de l’hôpital où j’avais gardé une consultation et je rencontre dans la cour un brave fermier de Touraine qui me dit : « Ah, Monsieur le Professeur, je vous ai écouté hier soir à la télévision, c’était remarquable, je n’ai rien compris, mais cela était remarquable ». Belle leçon d’humilité.

Le contenu des études d’une manière générale semble avoir évolué, il semble que l’on est passé d’une conception technique et humaniste à une hyperspécialisation.
C’est l’influence américaine de l’hyperspécialisation. Or c’est un défaut. Tous les hommes de qualité que j’ai connus faisaient autre chose. Jacques Monod était un prodigieux violoncelliste, quand j’allais le voir je restais sur le palier tellement c’était beau. Il aurait pu faire des concerts. François Jacob est un très bon écrivain. Jean Dausset, prix Nobel, le plus glorieux de mes disciples, a commencé sa vie comme patron de galeries de peinture puis a découvert un nouveau système de groupes sanguins. Les vrais grands sont ceux-là.
Les américains, contrairement à ce que l’on croit, peuvent être très cultivés. L’un de mes amis américains récitait du Proust par cœur. Réciter des vers passe encore mais de la prose.

Une des plus grandes découvertes en matière de cancer a été faite par un anglais qui s’appelait Burkitt. Il était médecin militaire anglais en Ouganda et il s’est aperçu qu’il y avait une tumeur particulière de la mâchoire chez l’enfant africain puis il est allé voir des amis au Cap qui n’avaient jamais vu cela. A ce moment-là, il était médecin anglais de 2eme ordre et s’est dit qu’il fallait comprendre pourquoi il y avait des cas en Ouganda mais pas au Cap, Il a donc demandé un crédit au gouvernement anglais et a obtenu, je crois 1.000 livres, ce qui n’est pas beaucoup et a acheté une vieille Ford et a est parti à travers l’Afrique. Il a noté la géographie de la tumeur. Il s’est aperçu que la tumeur dépendait de l’altitude, de la longitude, de la latitude. C’est la première fois que l’on établissait un cancer géographique et l’on a ensuite reconnu qu’il y avait un virus. Une formidable ouverture a été faite grâce à cet homme d’une modestie extrême. Je lui ai fait avoir le grand prix Del Duca et il me disait : « non, je ne suis pas un biologiste ni un médecin, je suis un chirurgien ».

J’imagine qu’en France aussi, un relevé géographique des maladies a été fait ?
Oui, Nous avons consacré, mon ami Ruffié et moi, un livre à cela «Hématologie géographique » et qui montre qu’il y a une relation entre la géographie et les maladies dans deux domaines : du point de vue de la génétique, il y a une fréquence des groupes sanguins dans certains pays.
C’est notamment comme cela qu’avec Ruffié nous avons démontré que les Peaux-Rouges étaient des Mongols. Les Peaux-Rouges ont le système des groupes sanguins des peuples de Sibérie et du Chili oriental.

La corrélation entre deux disciplines vous intéressera : je parlais avec l’un de mes éminents confrères de l’Académie, linguiste, Georges Dumézil. Nous avons envoyé il y a quelques années au Pérou une équipe de spécialistes pour étudier la langue dans les montagnes. Ce sont les mêmes mots pour dire 1, 2, 3, 4, 5 chez les montagnards des Andes au Pérou qu’en Chine orientale.
Quand deux disciplines aussi éloignées que la linguistique et l’hématologie coïncident c’est que c’est vrai.
Donc les Peaux-Rouges sont des Mongols.

Georges Dumézil était un personnage extraordinaire.
C’était un homme admirable. La seule difficulté était de circuler chez lui. Vous ne pouvez imaginer ce que cela était. Des murs de livres, il y avait un mince couloir entre des montagnes de livres.

Il était assis derrière moi à l’Académie et un jour, une dame, dont je ne me souviens plus du nom, qui était ministre de la Condition Féminine, écrit à l’Académie en demandant de féminiser tous les mots : Madame la professeuse, Madame la recteuse, …etc.
Alors j’entends Dumézil qui, à mi-voix, dit : «si on écoute cette dame, les épouses de nos maîtres devraient être appelées : Madame Mitterande ou Madame Fabia ». La réponse qu’il avait faite était très bien : cela dépend de l’espèce animale. Dans l’espèce humaine le mâle gouverne tout. Si vous êtes une souris ou une grenouille, le mâle est une souris ou une grenouille. L’effort fait actuellement tant par les Belges que par les Québécois pour féminiser est absurde. Au Québec on dit : « Madame la Juge ». On lit cela de temps en temps dans les journaux français aussi.

Un autre domaine de l’hématologie géographique est la fréquence des maladies dans certaines régions.
Il y a des maladies héréditaires par exemple l’hémoglobine, la formule de globules rouges, Il y a des hémoglobines anormales qui sont à l’origine de maladies héréditaires. L’une d’entre elles qui est méditerranéenne touche 200 millions de personnes : thalassémie.

Elle est très fréquente autour de la Méditerranée et dans les îles ainsi qu’en Chine. Il y a un mystère, comment expliquer la relation entre les deux ? Certains ont dit que c’est du à Alexandre le Grand mais il n’a pas dépassé l’Inde, ce n’est donc sûrement pas cela, Il y a deux hypothèses : l’une c’est que c’est Attila et les Huns qui venant d’Extrême- Orient ont envahi et ont apporté la maladie et une autre hypothèse l’une sans doute la plus probable est qu’il s’agit de deux foyers différents.
Il y a quelques années j’étais à un congrès médical à Budapest et je me promenais dans un jardin avec un ami hongrois et une mère était en train d’attraper son petit garçon. Je demande ce qu’elle disait et il me traduit : « Attila, laisse ta petite sœur tranquille ». C’est un prénom commun chez les Hongrois descendants d’Attila.
Cette maladie méditerranéenne est limitée au bassin méditerranéen et en France ne dépasse pas Nice. Or il y a une dizaine d’années, j’étais en Charente, un collègue de Poitiers me demande d’aller voir l’un de ses malades en Charente qui avait cette maladie méditerranéenne. Il s’appelait Maure et était un descendant d’un Arabe repoussé par Charles Martel à Poitiers en 732. Depuis cette date, sa famille avait gardé la maladie. Les caractères du sang ce n’est pas comme les particularités physiques, ce sont des données objectives extrêmement rigoureuses. La chimie de cette hémoglobine est parfaitement définie.

On ne peut donc pas parler de race
On ne peut parler que de population. C’est la culture qui sépare les gens. Voici l’un des grands mystères que j’ai vécu dans mes recherches en Amérique. Les mongols il y a 30.000 ans ont marché, le détroit de Bering n’existait pas c’était un isthme, ils sont descendus et ont peuplé les deux Amériques. Avec en trois ou quatre endroits d’admirables civilisations Inca, Maya, Aztèque. Comment expliquer ces différences ? Est-ce qu’il suffit que par un hasard génétique des personnes aient beaucoup changé ? Cela est possible. Ce sont des civilisations totalement différentes des nôtres.
Par exemple, avec les mayas : pas de roue, pas d’animal domestique. Ils ont construit ces admirables monuments que l’on peut voir au Youcatan. Les Incas au Pérou, l’empire inca c’était les 3/4du Brésil actuel et du Pérou, c’était énorme : il n’y avait pas d’écriture. Donc les messagers de l’empereur se transmettaient le message tous les kilomètres, on imagine dans quel état il arrivait au bout. Pourquoi il y a ces civilisations éclatantes ? Les incas ont découvert l’onde magnétique bien avant nous alors que les Peaux-Rouges actuels aux Etats- Unis sont des pauvres diables. Cela est très mystérieux.

Mais il me semble que j’ai beaucoup parlé.

Je vous remercie beaucoup, Professeur, de m’avoir accordé ce premier entretien.

 

entretien – par Sophie CARQUAIN – extrait du Trait d’Union n° 16

Douce Charente ! Le pro­fesseur Jean Bernard, l’œil vif et le verbe précis malgré ses quatre-vingt-huit ans, dûment cravaté en plein mois d’août, s’est farouchement attaché à la région. « N’allez pourtant pas Iui chercher des racines ! L’académicien, professeur d’hématologie et fervent huma­niste, est ;un Parisien de sang… « Mais Charentais de cœur et d’adoption », précise- t-il. S’il adore son appartement du VI* arrondissement sur­plombant le Luxembourg, il ne rate jamais ses rendez-vous aoûtiens avec le pays ruffécois. Depuis cinquante ans c’est ici qu’il se repose, depuis le jour où son épouse, Charentaise dé naissance, le lui a fait découvrir.

Ici point de bord de mer ni de campagne fastueuse. C’est d’ailleurs ce qui plaît au pro­fesseur, modeste, discret, amateur d’une certaine austé­rité : « Ici, entre Poitiers et Angoulême, c’est la Charente aride, et pauvre ! »
Sa maison d’été se trouve à Aizecq, petit village de deux cent  trente âmes, perdu . entre les noyers et les tournesols. Aizecq, aride comme son nom, où sa belle-famille est implan­tée depuis le XVIe siècle, tout près du château de La Roche­foucauld, à Verteuil-sur-Charente, où. le marquis écrivit ses Mémoires. C’est aussi et sur­tout, pour cet inconditionnel de La Comédie humaine, la patrie de Balzac ! « Tout près d’ic, entre Angoulême et Ruffec) dans Les Illusions perdues, Lu­cien de Rubempré a croisé l’Espagnol ! » Les Illusions perdues, Le Cousin Pons, La Cousine Bette, il relit tout !
« Eh oui, chacun ses défauts ! » Et il ajouté, es­piègle : « Monod est un fabu­leux violoncelliste, Jean Daus­set,’d’grand amateur de peinture’ a ‘dirigé une galerie de tableaux, et François Jacob est un merveilleux écrivain: Eh bien, moi, je lis. 
Lui qui a su réconcilier poé­sie et science, littérature et mé decine, il a écrit aussi de superbes livres …En particulier, ce titre si gracieux : Et l’âme, demande Brigitte, ou là science racontée aux enfants (éd. Buchèt-Chastel) . Encore un livre qui le rapproche d’Aizecq. Car la petite Brigitte de l’histoire est charentaise : « L’instituteur de Nanteuil-sur-Charente, à 3 kilomètres delà, m’avait demandé de répondre à uelques ques­tions,d’enfants. J’en ai reçu une, foule, I Depuis. «, .comment fonctionne le cœur ?, » « Que voit-on dans une goutte de sang ? », et soudain,, dans un petit coin, une écriture d’enfant, cette phrase : « Et l’âme ? » demande Brigitte. Ça m’a, bien sûr, inspiré.

A Aizecq, la maison du professeur, c’est d’abord… son bureau, gigantesque grange du XVII » merveilleusement restaurée. C’est là pièce que le proïesseur montre en premier lieu.

Là où il reçoit et où il passé ses journées, il faut dire qu’elle vaut le coup d’œil, avec sa pierre ocre et lumineuse « qui change selon les heures au gré de la lùuière», ses poutres apparentes massives, sa mezzanlné et ses « fenêtres du moine » – des petites niches creusées dans le mur qui, explique-t-il «permettaient de cacher un ecclésiastique pendant les guerres de religion «.

Morale et éthique

,Jean Bernard écrit là, » tout en déambulant,; entouré d’un mélange hétéroclite « d’objets rapportés do l’étranger, ca­deaux offerts par des patients reconnaissants, ou chinés dans des brocantes : le rouet fanto­matique d’une aïeule, une fresque du temple d’Angkor…

Cette charmante « grange aux livres » est plus qu’un bu­reau : elle a une âme… Beau­coup plus que la demeure prin­cipale’; que l’on gagne en traversant la route, meublée avec un rude goût paysan – lits droits ’et’hauts, armoires nor­mandes, horloges à balancier, pendulettes en porcelaine… Rien n’y a bougé depuis des lustres. ;

Pour le moment l’académicien s’attelle à une réflexion sur la création scientifique et littéraire, tout en travaillant sur un essai.
Titre ? La Médecine . du XXI siècle. « Il y sera ques­tion d’éthique », dit-il. Et, mali­cieusement : « C’est un terme très à la mode. Avez-vous remarqué comme la morale ennuie et comme l’éthique en­thousiasme les foules ? »

Quand il fait beau, le pro­fesseur sort dans le jardin, cerné par des murets de pierres libres de tout ciment, comme le veut la coutume de la région. Pour cet auteur d’un livre, Rêveries d’un promeneur du Luxembourg, son jardin a des faux’airs de rive gauche parisienne : ün.’petit bànc de pierre, la pelouse fraîchement tondue jonchée de beaux ob­jets, comme cette superbe am­phore venue de la mer Tyrrhé- nienne, offerte par un patient italien.
Dans le fond du jardin, em­baume un massif de.roses Jean Bernard – eh oui ! Car Jean Delbard le jardinier, pour le remercier d’avoir écrit la pré­face de son livre, lui a dédié une rose. « Vanité des vanités I » sourit le professeur.
Ici, il reçoit ses trois enfants (une de ses filles est « encyclo­pédiste, une autre mathémati­cienne, son fils, Olivier Ber­nard, est médecin à Bicêtre), et ses trois petites-filles, dont 1a plus jeune, Clémence, a sept ans. Ensemble, grand-père et fillette se promènent main dans la main, jusqu’au marché.de Ruffec. i îTrès longtemps,- pour pré­server sa vie privée, Jean Bernard, si sollicité à Paris, a refusé farouchement .d’installer le téléphone dans sa maison… Jusqu’au jour où un cultivateur d’Aizec, un parfait homonyme du nom de Jean Bernard, est venu le voir, las de recevoir tant d’appels ! IPourn qu’ilait ,la paix, il a bien fallu que je nle fasse poser, ce téléphone ! 

 

sa recette préférée :  les caguoilles à la charentaise 

ingrédients ; 2 douzaines de cagouilles (des escargots) par personne, 2 oignons émincés fin, un peu de chair à saucisse,  1 jaune d’œuf, 1 kg de tomates, ail

préparation : faire cuire les escargots dans un court-bouillon bien relevé une heure (ou une demi-heure en Cocotte-Minute), les sortir quand il sont cuits et bien les rincer. Faire revenir ‘dans l’huile l’oignon, les to­mates, l’ail, ajouter la chair à saucisse amollie avec’le jaune d’œuf. Ajouter les ca­gouilles (y compris la coquille). Laisser mijoter quelques minutes.

 

ses bonnes adresses – SES BOULANGERS : il raf­fole du pain bis de chez Audoin, 6, place des Martyrs-de-l’Occupation, 16700 Ruffec. Et aussi : Archambault, 5, rue de la République, 16700 Ruffec. – SON BOUCHER : Moreau, 23, rue Jean-Jaurès à Ruffec (pour sa viande de bœuf sur­tout). SON LIBRAIRE : Mazaud, 32, place des Martyrs-de-l’Occupation, à Ruffec. SON ÉBÉNISTE : M. Baluteau, aux Rouyers, 1, rue Farèze, 6700 Nanteuil-en-Vallée