l’expérience viticole des LANDRY l'esprit d'entreprise dans l'agriculture corse au début du siècle

           « Celui qui avait créé ce vignoble (…) voulait moins gagner de l’argent
que démontrer aux Corses que c’était possible,
avec beaucoup de travail, d’organisation et de soin
(et, accessoirement, de capitaux !) »
(Une vigne sur la mer, pp. 46-47)

Le Clos Landry (1) occupe au sein du vignoble corse et calvais en particulier une place à part. Ce qui frappe d’abord le visiteur, c’est bien sûr la beauté exceptionnelle du site, ses coteaux étagés, son bouquet central de pins parasols, si magnifiquement célébrés par Bernard Raffalli et Jacqueline Sauvageot : « Il y a d’un certain côté de la route, cette vigne, cette allée de mimosas, ces pins devant la maison, les eucalyptus au-dessus des caves, en bas les figuiers, là-haut le canal : Vallelègne encore vivante (…) lieu de parfums croisés et d’idées anciennes » (Une vigne sur la mer, 1980, p.l1).

Mais c’est surtout l’histoire de ce vignoble qui mérite d’être racontée. Si depuis le premier quart de ce siècle, c’est la famille Paolini qui gère la propriété, l’a faite prospérer et en assure la pérennité, c’est à un magistrat dont le nom deviendra célèbre par la suite, à travers son fils Adolphe et pour d’autres raisons, d’ordre scientifique et politique à la fois, que l’on doit son existence et sans aucun doute les fondements originels de sa notoriété présente. Timothée Landry, puisque c’est de lui qu’il s’agit, magistrat aussi exemplaire que discret, se prit très tôt de passion pour la vigne et voulut faire de Vallelègne, propriété de sa belle-famille calenzanaise, un modèle de viticulture moderne. C’est ainsi qu’à l’orée de ce siècle le domaine devint, à son initiative, un véritable laboratoire : « En 1900, un magistrat décidait de leur donner à tous une leçon de viticulture…et ils verront là-bas en Balagne quelle agriculture on peut faire sur une terre libérée des servitudes féodales » (B. Raffali et J.Sauvageot, op. cit., p.47).

C’est cette histoire qui nous a séduits en tant qu’économistes et que nous avons souhaité faire partager à notre façon, en plaçant le projecteur sur la dimension socio-économique d’une tentative, exemplaire à plus d’un titre, où innovations techniques, innovations commerciales, innovations financières, innovations sociales vont tour à tour ou de façon complémentaire concrétiser l’esprit créatif, la capacité gestionnaire et la rigueur financière d’un magistrat à contre-emploi, pris en flagrant délit d’initiative entrepreneuriale. Avec pour résultat, comme nous allons le vérifier, une rentabilité tout à fait exceptionnelle pour ce type d’activité et pour l’époque.

Notre démarche, qui a bénéficié d’un accès privilégié aux archives familiales, consistera à dégager les lignes de force de l’action de ce « premier penseur en vignes de la Corse » et à tenter d’en reconstituer la logique sous-jacente en nous appuyant sur les concepts et analyses mis à notre disposition par la théorie économique de l’entreprise et de l’innovation. Nous tenterons de montrer dans un second temps que l’œuvre du « Landry entrepreneur » (Timothée) peut être interprétée comme la préfiguration, voire même, à certains égards, la traduction dans les faits des analyses du fonctionnement du capitalisme industriel qui feront la réputation scientifique du « Landry économiste » (Adolphe).

Comme nous allons tenter de le montrer dans cette première partie de notre exposé, le parcours accompli entre 1867 et 1912 par Timothée Landry, néo-exploitant en cultures viticoles, met en exergue de façon quasi-parfaite la plupart des qualités que la théorie économique moderne, ou tout au moins la partie de celle-ci qui ne se contente pas d’une vision réductrice et purement technologique de l’entreprise, reconnaît comme spécifiques de l’esprit d’entreprise et de celui qui est censé l’incarner, l’entrepreneur.

L’entrepreneur c’est en effet celui qui est capable de rompre avec la routine pour s’aventurer dans des voies inconnues. L’économiste austro-américain, Joseph Schumpeter, auquel on doit sans aucun doute l’une des plus convaincantes explications de l’évolution économique (2), mettait en scène l’entrepreneur dans les termes suivants :

« Nous appelons entreprise l’exécution de nouvelles combinaisons (…) et entrepreneurs les agents économiques dont la fonction est d’exécuter de nouvelles combinaisons (…) Tandis que dans les voies accoutumées, l’agent économique peut se contenter de sa propre lumière et de sa propre expérience, en face de quelque chose de nouveau, il a besoin d’une direction. Alors que dans le circuit connu de toutes parts, il nage avec le courant, il nage contre le courant lorsqu’il veut changer la voie. Ce qui lui était là un appui, lui est ici un obstacle. Ce qui lui était une donnée familière, devient pour lui une inconnue. Là où cesse la limite de la routine, bien des gens ne peuvent aller plus avant (..) Pour cette raison, l’exécution de nouvelles tâches est une fonction particulière (…) pour cette raison, les entrepreneurs sont un type particulier d’agents » (J. Schumpeter, 1935, pp. 114-116).

L’innovation est ainsi au cœur de la fonction entrepreneuriale, telle que la concevait Schumpeter. Ce dernier fournit d’ailleurs une typologie très heuristique de la nouveauté industrielle : fabrication d’un bien nouveau, introduction d’une méthode de production nouvelle, ouverture d’un débouché nouveau, conquête d’une source nouvelle de matières premières, réalisation d’une nouvelle organisation ; classification que Ton retrouve dans les manuels à travers la quadruple distinction entre innovation-produit innovation-procédé, innovation dans la distribution et innovation organisationnelle.

Ainsi, pour Julien et Marchesnay (1996), l’esprit d’entreprise peut être défini comme « l’aptitude d’un individu, d’un groupe social ou d’une communauté à : prendre des risques pour engager des capitaux, (…) dans une sorte d’aventure (une entreprise ), consistant à apporter quelque chose de neuf (l’innovation), de créatif, ceci en employant et en combinant de la façon la plus performante possible des ressources diverses… » (p.8).

La leçon de viticulture promise à Vallelègne va précisément s’appuyer sur toute une série d’innovations, fruit des expérimentations préalables tentées par le magistrat sur un petit vignoble de 4 hectares de la région ajaccienne. C’est en effet à Prati, dès les premières années de son mariage, que Timothée Landry s’initie à la science viti-vinicole. Ses recherches vont tout d’abord s’orienter vers l’innovation de produit à travers la mise au point d’un produit nouveau, savoir un vin blanc sec et surtout conservable, qualité qui fait grandement défaut à la plupart des vins insulaires, obérant par là même toute perspective de commercialisation.

La plupart du temps, l’innovation de produit nécessite ou suscite des innovations de procédé. Il en va ainsi des essais de vendange précoce par lesquels Timothée Landry pense pouvoir améliorer le bouquet et assurer la conservation du vin. Il note dans son tout premier livre de comptes journaliers : « la vendange des petites vignes a eu lieu le 14 septembre (1869) avec un temps sec. Le 16 septembre, huit ou dix jours après de fortes pluies, j’ai séparé le raisin gâté du vert. Je suis le premier dans les deux quartiers du Vitello et de Pietralba ».

Quelques pages peu plus loin, Timothée nous livre ses réflexions et observations sur la meilleure façon de tailler et de planter les cépages Vermentino : « parmi les ceps couchés pour être alignés, ceux qui ont été placés après avoir été détachés de la souche s’annoncent plus chétifs et moins chargés de fruits que ceux placés sans avoir été détachés. Le cépage Vermentino (Malvoisie) a ses pousses et ses grappes longues et grêles. Conviendrait-il de le tailler à taille longue en courbant le sarment pour corriger cette tendance à s’emporter par les extrémités? (…) Parmi le ceps couchés, ceux qui n’ont hors de terre que l’extrémité trop mince du sarment s’annoncent moins bien » (23 avril 1871).

Les opérations de soutirage font également l’objet d’une approche méticuleuse et d’un traitement quasi-scientifique ainsi que nous le révèle de façon détaillée le registre « Culture des vignes de l’année 1870 » : « le vin des petites vignes a le 2 octobre après seize jours (…) Le 2 soutiré aussi le vin blanc qui avait fermenté huit jours. J’ai en vain essayé de le soutirer après deux jours. Le marc empêchait le vin de couler par le robinet. J’avais fait égrapper le raisin blanc pour avoir deux comportes environ de peaux de raisin pour la fermentation » ou encore : « le 6 juin, vidé le tonneau de 218 litres où j’avais mis des raisins à peine écrasés pour essayer de faire du vin fin en une année. Les raisins ont été laissés dans le tonneau jusqu’en avril. Le vin soutiré (environ 80 litres) est mauvais, un peu aigre et très amer. Le marc inondé d’eau a fermenté longtemps après et n’a donné qu’une piquette très acide (mêlée au vinaigre). J’ai fait rincer le tonneau qui a été rempli d’eau salée. (…) fin juillet, j’ai soutiré ce vin qui s’est trouvé sans les défauts signalés, en somme meilleur qu’aucun vin blanc de ma fabrication ordinaire ».

Timothée n’oublie pas non plus qu’un produit nouveau n’est susceptible d’ouvrir un débouché commercial que s’il répond aux attentes de la clientèle. C’est ainsi qu’il prend acte des observations de l’une de ses revendeuses, mécontente de la qualité de la dernière livraison qui lui aurait fait perdre de l’argent : « le vin est trouble, très raide pour la quantité d’alcool, en somme mauvais. Je l’ai collé avec la gélatine. Après plus de huit jours il n’était pas plus clair. Je l’ai soutiré et collé avec du blanc d’œuf. Puis il a été versé dans le tonneau de 19 barils. Aujourd’hui, 19 septembre, il est enfin clair ». Notre expérimentateur veille aussi à prélever et à faire analyser des échantillons à chaque soutirage. On trouve ainsi régulièrement sur ses carnets à partir de juillet 1868 la mention « envoi d’échantillons de vin à Châteauroux… »

Son vignoble ajaccien lui a permis de mesurer l’importance cruciale de l’irrigation et du drainage des terres à vigne : fouilles et captage des sources, nivellement des parcelles, percement d’un canal, pose de drains et de siphons, constituent autant de sources de préoccupations et de projets. Il étudie ainsi avec précision la géologie et l’hydrologie de ses propriétés pour optimiser leur mise en valeur, dans des conditions au demeurant peu favorables liées notamment à leur morcellement (cf. Registre années 1873-74).

Fort de l’expérience technique acquise dans son laboratoire de Prati, Timothée est désormais en mesure d’embrasser des projets plus ambitieux. L’opportunité va lui en être rapidement offerte par la gestion des propriétés balanines que lui délèguent ses belles sœurs à partir d’Août 1870. Il effectue à cet effet une série de visites sur les lieux (Calenzana et Calvi) et en revient persuadé des potentialités de développement existantes, sous réserve de procéder à un certain nombre d’aménagements et notamment de « faire venir l’eau de la rivière » (1873). Il est probable que la crise du vignoble français ravagé par le phylloxéra dans le dernier quart du XIXe siècle et la flambée des prix qu’elle provoque(3) ont pesé lourd dans la décision de Timothée de faire procéder sans attendre au défoncement et à l’encépagement en plans américains des quatre hectares de Calenzana. Quant aux 39 hectares que les Bonaccorsi possèdent également près de Calvi, au lieu-dit Vallelègne, la lecture des registres comptables des années 1900-1912 nous enseigne qu’ils vont offrir à Timothée Landry un champ d’application et de développement à grande échelle des techniques expérimentées à Prati au cours des années antérieures. Mettre sur pied une véritable entreprise agricole capitaliste, telle est à n’en pas douter l’ambition secrète de Timothée Landry. La poursuite d’un tel projet exige toutefois de disposer de fonds suffisants : « pour transformer une agriculture misérable en florissante entreprise, il ne suffit pas en effet, de rendre à la terre ses fruits. Il faut des capitaux » (J. Sauvageot, 1980, p. 254). On retrouve là encore l’un des enseignements fondamentaux de l’analyse schumpeterienne, le caractère risqué d’une entreprise rendant toujours difficile l’accès au capital nécessaire : « (ceci) constitue par conséquent l’un des obstacles que les entrepreneurs doivent surmonter et l’un des points de résistance de l’environnement qui explique pourquoi les innovations ne peuvent être introduites sans à-coups et de façon automatique » (J. Schumpeter, 1939, p.104). Ces capitaux indispensables, Timothée les trouvera après 1896 auprès des Thuillier, beaux-parents de ses enfants Adolphe et Lasténie, qui avaient fait fortune dans la plomberie.

En bon praticien du droit qu’il n’a cessé d’être, Timothée donne un cadre juridique à ses nouvelles activités en fondant la société « Vallelègne » : à partir de Janvier 1901 apparaissent effectivement dans ses registres les apports de fonds successifs d’Adolphe et de Lasthénie. De 1900 à 1903, leurs versements quasi réguliers sont les seules recettes que mentionne son journal : au 6 Septembre 1903, Adolphe aura investi une somme totale de 12600 francs et sa sœur 30100 francs. Six ans plus tard, déduction faite des quelques intérêts perçus (3,5% l’an), d’ailleurs aussitôt réinvestis, ces montants s’établissent respectivement à 62730 et 66125 francs d’alors. L’objectif affiché de Timothée qui était de faire fructifier le capital de ses enfants en adoptant comme principe de rendre continûment à la terre les fruits de son travail en les réinvestissant intégralement est, de ce point de vue, parfaitement atteint.

De 1900 à 1912, plusieurs étapes successives vont scander la mise en valeur des terres de Vallelègne. Grâce au travail minutieux de transcription auquel procède Timothée dans ses fameux livres de comptes et notamment à la distinction comptable opérée par lui entre dépenses de création et dépenses d’exploitation, trois phases principales sont aisément identifiables: la première correspond au démarrage de l’activité sur la base de cette sorte d’accumulation primitive (les physiocrates parleraient d’avances foncières) que constituent la préparation des terres et la réalisation des infrastructures, la deuxième à sa consolidation par rajustement du capital physique et technique aux perspectives de développement à moyen terme, la troisième étant marquée par la montée en puissance des comptes d’exploitation et par la mise en oeuvre des investissements d’amélioration, de modernisation et/ou d’extension qu’autorise le dépassement du seuil de rentabilité.

De 1900 à 1903, les fouilles pour le captage de sources et le défoncement des terres, préalables aux premiers encépagements, vont ainsi mobiliser l’essentiel des investissements (19918 francs d’alors). Les dépenses liées aux travaux de drainage vont également croissant (1472 francs) à proportion des surfaces progressivement défoncées. Soulignons ici que ces travaux de labour vont être réalisés au moyen de la toute première défonceuse importée en Corse, sorte de grosse charrue actionnée par un treuil tiré par des boeufs.

Ces premiers aménagements lourds seront relayés en 1904-1906 par la construction de la cave (10616 francs), des cuves de fermentation (6357 francs) et le creusement du fameux canal d’irrigation envisagé dès 1873 (4422 francs). La première donne à Timothée l’occasion d’opérer un nouvel et important transfert de technologies. Le magistrat-viticulteur va en effet apporter tout son soin à l’élaboration, révolutionnaire pour l’époque, d’un système de ventilation, d’isolation thermique et de réfrigération des cuves permettant non seulement d’améliorer la vinification(4) mais également de prévenir les risques d’accident, malheureusement fort courants à l’époque, lors de la visite et du nettoyage des citernes par le personnel de l’exploitation. Comme le notent B. Raffalli et J. Sauvageot : « à Vallelègne, pour éviter les accidents dus au gaz carbonique, le vieux Landry avait prévu qu’on entrerait dans les cuves par en bas. Trop souvent dans les villages, quand une cuve de fermentation était soutirée et qu’on descendait dedans avec une échelle pour en sortir les marcs, si le gaz, plus lourd que l’air, n’était pas dissipé, un pauvre type tombait asphyxié en arrivant au fond et, à tous les coups, cela faisait deux morts avec celui qui allait au secours du premier » (ibid, p.57).

L’année 1905 verra l’achèvement des véritables travaux d’Hercule engagés pour le percement d’un canal d’irrigation de plus de six kilomètres joignant la rivière à la propriété. La réalisation de ce dernier exigera en outre l’acquisition par Timothée d’une bande de terre équivalente à la largeur de l’ouvrage sur toutes les propriétés traversées, cet ouvrage gigantesque étant parachevé par la construction d’un bassin de réception et d’un aqueduc.

Avec l’arrivée des premières récoltes, débute la troisième et dernière phase du cycle d’exploitation, la commercialisation du produit assurant la reprise des avances et dégageant le produit net, pour reprendre une terminologie initiée par les physiocrates et consacrée par les économistes classiques. Au cours de cette période, chaque année nouvelle verra l’extension, à la fois quantitative avec l’encépagement de surfaces complémentaires(5) et qualitative avec l’adoption de nouveaux cépages, du vignoble. Aux investissements de création se substituent désormais les investissements de simple amélioration (les voies d’accès et les installations de vinification, le cellier en particulier (6), apparaissent comme faisant l’objet de toutes les attentions de Timothée Landry) et de renouvellement des matériels. Le vignoble rend alors à plein : 60 hectolitres à l’hectare, soit trois fois le rendement moyen à l’hectare en Corse à cette époque(7). S’y ajoute enfin un effort constant d’élargissement des voies et moyens de diffusion commerciale : les vins Nicolas deviendront ainsi à partir de septembre 1907 le partenaire exclusif(8) du Clos Landry-Thuillier pour la commercialisation sur le continent (2800 francs pour une première livraison).

La démarche entrepreneuriale de Timothée, si elle est clairement profit-oriented, reste néanmoins celle d’un « bon père de famille », gérant dans le strict respect du Code Civil le patrimoine de ses belles-soeurs puis celui de ses enfants. Elle apparaît au surplus conforme à l’esprit du capitalisme libéral du XIXe siècle qui se caractérise selon P.A. Julien et M. Marchesnay (1996) par une vague de créations d’entreprises familiales à faibles capitaux devenues, pour certaines d’entre elles, de véritables dynasties dominant des secteurs entiers de l’activité économique. Si à la dynastie des Landry, il faudra associer celle des Paolini qui ont été de génération en génération les véritables exploitants de cette terre calvaise, c’est bien à Timothée que revient incontestablement le titre d’entrepreneur-innovateur capitaliste.

Les écrits économiques d’Adolphe Landry (9), qui, pour l’essentiel, datent aussi de la première décennie du siècle, nous fournissent une saisissante traduction conceptuelle de la démarche entrepreneuriale de Timothée.

L’entrepreneur chez A. Landry est celui qui conduit la production (1938, p.1474) et qui dégage le produit net. Ce produit net, précisément, que Timothée définissait lui même comme ce que la vigne doit donner en excédent « sur les frais d’entretien et de culture, abstraction faite des dépenses à faire pour en achever la création » (cf. registre au 31 décembre 1904), nous donne la mesure du succès de son entreprise. Les comptes de culture révèlent un premier bénéfice d’exploitation de 4626 francs d’alors en 1907, de 14962 francs en 1908, de 16199 francs en 1909, de 9580 francs en 1910 et de 31000 francs en 1911, dernier bilan de Timothée, décédé en 1912.

C’est donc l’entrepreneur qui, pour Adolphe Landry, crée le revenu social qui sera ensuite réparti selon les lois de la distribution, définie comme « la manière dont se distribuent entre les individus ou entre les unités économiques, les richesses produites ». S’il n’y a pas d’entrepreneurs, il n’y a pas de production de richesses puisque seuls les entrepreneurs « veulent, osent, savent et peuvent » (1938, p.1484). Ce sont les seuls à avoir l’intelligence et l’audace de mobiliser les capitaux; ce sont aussi les seuls à disposer de l’habileté et des compétences pour les mettre en œuvre productivement : « pour être entrepreneur, il faut avoir à la fois des capitaux et des aptitudes ; or, si les capitaux sont relativement abondants, les aptitudes sont relativement nombreuses, l’union des capitaux et des aptitudes est relativement rare; dès lors l’entrepreneur tirera de l’emploi simultané de l’une et de l’autre chose plus que la somme des revenus qu’il aurait en les employant séparément » (ibid. p.254).

Comment ne pas voir dans cette définition la réplique quasi-parfaite de la démarche entrepreneuriale du « magistrat qui présidait les champs », selon la très belle formule de B. Raffalli (ibid., p.45)?

Si l’origine du profit comme gain spécifique est ainsi justifiée, il reste à en préciser le mode de détermination. Ce qu’Adolphe fera beaucoup plus tard dans un article de 1938 où le profit apparaît comme ce qui reste à l’entrepreneur lorsque les recettes de l’entreprise ont été affectées aux consommations intermédiaires, aux prélèvements obligatoires (fiscaux, sociaux…), à un certain nombre de revenus privés d’agents intervenant dans le processus de production (salaires des salariés, intérêts des capitalistes-prêteurs, rentes des propriétaires de fonds). Parmi les revenus privés déduits, il en est aussi qui peuvent avoir été servis à l’entrepreneur lui-même : salaire, intérêts des capitaux propres investis, rentes éventuelles des fonds mis à la disposition de l’entreprise. Le profit se présente donc comme un résidu.

Si la rareté de la fonction entrepreneuriale justifie l’existence d’un profit, cette rareté s’explique pour partie aussi par la rareté des capitaux dont dispose l’entrepreneur : il y a de fait un chevauchement implicite entre le profit et l’intérêt. Le profit dépend de l’intérêt du capital mais a contrario « il n’y a d’intérêt que parce que des personnes mieux que d’autres peuvent faire fructifier les capitaux. ».

Comment ne pas penser là encore au personnage de Timothée, occupé à faire valoir les capitaux de ses enfants et de leurs alliés, avec un taux de rendement qui ne laissera pas d’étonner Adolphe lui même? Ce dernier prenant, à la mort de son père, une plus exacte connaissance des bilans de la propriété, reconnaîtra que lui-même et les Thuillier avaient fait beaucoup plus qu’une excellente affaire en confiant leurs avoirs à Timothée.

Cette question du rapport entre intérêt et profit fait précisément la matière de l’ouvrage de théorie économique qu’Adolphe publie en 1904 (L’intérêt du capital) et qui le fera connaître comme le critique le plus averti des thèses de l’économiste autrichien Böhm-Bawerk sur l’intérêt, qui faisaient largement autorité à cette époque.

Pour Landry comme pour Böhm-Bawerk, il importe de tenir compte dans la production de deux éléments : l’élément réel, qui est le capital et l’élément personnel qui est le talent de l’entrepreneur. Cependant pour Böhm-Bawerk la rareté plus ou moins grande des talents de l’entrepreneur n’a pas d’influence sur l’intérêt. Pour Landry, au contraire, la rareté des talents d’entrepreneur interfère avec l’intérêt dans l’ordre de la production : « c’est que sans l’inégale habileté des entrepreneurs, jamais (…) aucun capital ne serait prêté pour la production, jamais il ne serait payé d’intérêt, au sens propre du mot ». (1904, p. 125) (10).

Le parallélisme saisissant entre les conceptualisations du fils et la démarche entrepreneuriale du père s’estompe toutefois lorsque l’économiste cède la place à l’idéologue et au politique.

Dans sa thèse publiée en 1901 sur « L’utilité sociale de la propriété individuelle », Adolphe Landry s’était en effet attaché à l’analyse des déperditions de richesse qui résultent pour la société du régime de propriété individuelle, en contradiction par conséquent avec l’intérêt général. Et pour comprendre l’origine des conflits qui existent entre intérêts privés et intérêt général dans une société, Landry allait s’appuyer sur une étude des antagonismes entre la rentabilité et la productivité dans l’ordre de la capitalisation et de la production, qu’il identifie plus particulièrement à l’antagonisme entre entrepreneurs et capitalistes au regard du taux de l’intérêt.

Dès 1901 par conséquent, Landry avait posé le problème du « quantum de capitalisation » nécessaire à une création de richesses conforme à l’intérêt social. Partant de l’idée qu’il est souhaitable « qu’il soit capitalisé davantage et que, l’intérêt baissant, l’accroissement du revenu social puisse devenir plus rapide », il conclut que « la baisse des taux d’intérêt permet d’entreprendre des exploitations nouvelles », et par conséquent qu’il faut toujours « se réjouir de la baisse de l’intérêt » (ibid. note 2). Cependant Landry identifie une difficulté dans l’antagonisme qui surgit entre détenteurs de capitaux et producteurs : un possesseur de capitaux ne s’engagera dans des opérations capitalistiques que s’il obtient un intérêt ; de leur côté, les producteurs n’entreprendront des exploitations productives nouvelles, i.e. n’investiront, que si les taux d’intérêt ne sont pas trop élevés. C’est pour cela, nous dit Landry, que la capitalisation sera toujours insuffisante lorsque elle est réalisée par des particuliers.

Cette opposition entre rentabilité et productivité, qu’il emprunte à Otto Effertz, Landry la définit ainsi : « La productivité c’est le principe dont on devrait s’inspirer dans l’organisation de la production, dans la mise en valeur des moyens productifs, si on voulait réaliser l’intérêt de la collectivité. La rentabilité c’est le principe dont on s’inspire lorsqu’on veut réaliser l’intérêt particulier. » (1908a, p.770). Par conséquent, pour Adolphe Landry, des entreprises qui fonctionnent au mieux des intérêts du producteur, peuvent, cependant ne pas fonctionner au mieux des intérêts de la collectivité.

On comprend mieux dès lors pourquoi à l’action profit oriented privilégiée par Timothée dans la gestion du patrimoine familial, Adolphe substituera dans une large mesure une logique plus social oriented, Vallelègne servant à nouveau de laboratoire d’expérimentation des conceptions qui présideront à son action politique et à son œuvre législative ultérieure.

Comme on le sait, Adolphe Landry qui mena de front une carrière universitaire prestigieuse et une carrière politique qui ne le fut pas moins, mettra à profit ses passages successifs au Parlement et au Gouvernement pour poser les bases de la législation familiale et sociale française moderne (11). Enfin, et bien que tenu le plus souvent éloigné de Calvi et de Vallelègne par ses charges nationales, Adolphe Landry ne perdra jamais de vue les besoins de ses administrés.

Deux exemples suffiront pour conclure à étayer notre propos :

Le canal d’irrigation, légitime fierté de Timothée, ne survivra pas plus de vingt ans à son concepteur. Soucieux du bien-être collectif de la population calvaise et passant outre les intérêts immédiats de l’exploitation viticole (12), le député-maire Adolphe Landry le fera détruire partiellement et en détournera le tracé pour alimenter sa ville en eau potable.

Une sorte de système de sécurité sociale et d’allocations familiales avant la lettre est mise en place peu après la première guerre mondiale par Adolphe Landry au bénéfice du personnel de Vallelègne. Outre la distribution journalière et gratuite de soupe, de café et d’une dose de quinine pour prévenir les attaques de la malaria, une assurance souscrite auprès d’une compagnie continentale protégera les ouvriers en cas d’accidents du travail. Les pères d’enfants de moins de 13 ans bénéficieront quant à eux de compléments de salaire équivalant à une demi-journée supplémentaire par semaine. Tous les ouvriers de Vallelègne percevront aussi à son initiative des primes de vendanges et de fin d’année.

Au même titre que les innovations techniques introduites par Timothée Landry, les innovations sociales dues à Adolphe ont largement contribué à pérenniser le Clos Landry et à en assurer la notoriété : « à la réputation d’un grand vin s’ajoute la morale d’une propriété à laquelle les ouvriers sont fiers d’appartenir » (B. Raffalli, p. 269).

Marie-Antoinette Maupertuis LASSOJEP
Université de Corse

Paul Marie Romani
LATAPSES – CNRS Université de Nice-Sophia Antipolis

publié par EURISLES, association déclarée, route des sanguinaires 20000 Ajaccio   –   L‘ILE LABORATOIRE Editions Alain Piazzola (2005 ?)   

Notes

1 – Timothée Landry – de Prati à Vallelègne : un entrepreneur en ses vignes-laboratoires
2 – Adolphe Landry ou la gestion sociale de l’héritage

Bibliographie

Ducros B. (1957), « L’œuvre d’Adolphe Landry », Revue d’Economie Politique.

JulienP-A & MarchesnayM. (1996), L’entrepreneuriat, Paris, Economica.

Landry A. (1901), L’utilité sociale de la propriété individuelle, Paris,G. Bellais éd.

Landry A. (1904), L’intérêt du capital, Paris, Giard et Brière.

Landry A. (1908), « Le problème du profit », Revue d’Economie Politique.

Landry A. (1908), « L’école économique autrichienne », Rivista di Scienza.

Landry A. (1908), Manuel d’Economique à l’usage des Facultés de Droit, Paris, V. Giard.

Landry A. (1938), « Sur la théorie du profit », Revue d’Economie Politique.

Maupertuis M-A & Romani P-M (1997), « Intérêt, profit et capitalisation dans la pensée économique d’Adolphe Landry », Communication à la Conférence Annuelle de l’ESHET, Marseille 27 février – 1er mars.

Mercury F-N. (1991), Vignes, Vins et Vignerons de Corse, Ajaccio, Ed. Alain Piazzola.

Perroux F. (1965), La pensée économique de Joseph Schumpeter, Genève, Librairie Droz.

Raffalli B. & Sauvageot J. (1980), Une vigne sur la mer, Paris, Grasset.

Romani P-M (1991) , « L’entrepreneur-innovateur schumpeterien » in P-M Romani et alii eds, Traité d’Economie Industrielle, Paris, Economica (2e édition).

Romani P-M (1996), « Adolphe Landry, économiste, démographe et législateur, ou la cohérence d’une œuvre scientifique et politique singulière », Contribution au colloque « Adolphe Landry (1874-1956) », Calvi, 16 novembre.

Schumpeter J. (1935), Théorie de l’évolution économique, Paris, Dalloz.

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