Rynald

AMOURS JEUNES

TROIS ANS APRÈS

Il l’avait connue jadis, dans la ville de province où, écolier studieux, il achevait tranquillement ses classes.
Jacques D… était à l’âge où le cœur jusque-là fermé s’ouvre pour la première fois, dans un éveil subit, comme le bourgeon longtemps engourdi éclate un beau jour et laisse voiries feuilles menues et fragiles qu’il cachait jalousement.

De la première rencontre, il se rappelait les moindres détails. C’était par une claire matinée d’avril; l’air rafraîchi par la pluie de la nuit circulait léger et pur, et le ciel avait des nuances vives. Lui cheminait gaiement sous la frondaison tendre du boulevard, dans la lumière tamise qui vacillait au souffle de la brise.

Et alors elle lui était apparue, grande et les traits fermes déjà; malgré les longues tresses qui indi­quaient sa jeunesse. Elle se rendait au cours elle aussi, et marchait d’une allure décidée, comme si elle fût sûr de sa beauté naissante. 11 l’avait dévi­sagée d’un regard, les yeux grands ouverts pour la mieux voir; puis, sans savoir pourquoi, il s’était dit qu’il l’aimait, tout étonné du changement qui se faisait en lui et auquel il ne songeait pas à résister.

Sans hésitation, il s’était livré à cette passion avec toute l’ardeur de ses dix-sept ans.

Pendant toute une année il lui donna le meil­leur de lui-même; tout ce que son âme d’adolescent pourrait contenir de chaleur et d’énergies secrètes, il le lui consacra sans calcul ni regrets. Il ne vivait que pour les moments furtifs où il pouvait la ren­contrer et passer près d’elle, la démarche gênée, le cœur serré d’une étreinte soudaine. Et sa passion dura jusqu’au jour où il apprit qu’elle en aimait un autre.

Ce coup ne l’émut pas violemment : ce fut un moment de trouble, vite réprimé; puis sans atten­dre que le déchirement se produisit en lui, par un acte de volonté il refoula au plus profond de son être tout son amour ; mais il ne put s’empêcher de sentir un videse faire en lui et une tristesse sourde l’envahir.

Peu de temps auparavant, il avait acheté de sa chère adorée, dans une vente, une marguerite qu’il conservait avec un soin pieux, comme un symbole de sa passion ; il en enferma des pétales desséchées dans une enveloppe, content de les savoir dans son pupitre, et aux heures où la cendre du passé s’agitait confusément en lui, il considérait ce souvenir qu’il avait enfoui volontairement.

Il partit bientôt pour Paris ; et durant quelques années, il se plongea tout entier dans la mêlée de la vie avec l’enthousiasme de la jeunesse ; le plaisir de se diriger lui-même le grisait, et d’affirmer pour la première fois sa personnalité… Ensuite cette ardeur se calma : les rêves et les projets ambitieux perdirent leur attrait tout-puissant. Il se prit à reve­nir aux temps passés, et c’est à eux qu’il pensait en goûtant le charme des renouveaux, en se pénétrant de la douceur passagère — et par là mélancolique — des claires matinées.Les vieux souvenirs longtemps endormis se réveillaient en foule et venaient l’obsé­der : et il avait le sentiment trop vif de l’irréparable pour ne pas les respecter et leur sourire.

Cette année-là il revint avec plaisir dans sa ville natale. Après une période d’agitation, il éprouva du bonheur à se reposer dans ce milieu tranquille, heureux des longues stations à la fenêtre devant le soleil dont il buvait, les paupières baissées, la cha­leur vivifiante, heureux des promenades lentes et des vieilles connaissances retrouvées l’une après l’autre.

Ce fut dans une matinée intime, la veille même de son départ, qu’il la retrouva, l’Aimée de Jadis. Dès son entrée, dans le rapide coup-d’œil dont il enveloppa ceux qui l’entouraient, une figure connue avait dû frapper ses yeux : car il s’était fait en lui un vague remous de sentiments. Mais légèrement embarrassé au milieu de ces inconnus, il n’osa trop regarder autour de lui, et se dirigea vers un groupe d’anciens camarades.

Un nom le frappa bientôt dans la conversation : Jeanne P… Il comprit soudain qu’il venait de la voir, il s’expliqua l’émotion sourde qu’il avait éprouvée. Et tout de suite il se demanda ce qui allait se passer entre eux, ce qu’elle était devenue au cours des années écoulées. Mais il tardait à rompre l’attente délicieuse, pour en savourer plus longtemps le charme.

Brusquement, il se décida à la regarder. C’était elle, toujours aussi jolie, mais avec moins de légè­reté peut-être : et il regrettait de ne plus trouver dans ses traits la délicatesse de l’adolescence. Elle causait à des voisines, avec un gai sourire : lui prenait plai­sir à la considérer, à détailler cette personne que jamais il n’avait osé regarder franchement depuis la première fois qu’il l’avait vue ; et en même temps il se reprochait de ne plus avoir pour elle que de la curiosité. Il songeait au temps où il aurait donné bien des instants de sa vie pour se trouver ainsi près d’elle; à quoi bon maintenant cette rencontre, si non à lui faire sentir la fuite des années ? Dans l’émotion un peu froide qu’il ressen­tait, il voyait avec une certaine tristesse l’effet iné­luctable de l’âge qui, peu à peu, malgré notre résis­tance, resserre le cœur et le ferme. Le temps était loin déjà, ou d’un élan spontané il se portait tout entier à l’objet de sa passion ; la réflexion se mêlant à toute sa vie, avait tué à jamais la fraîcheur pre­mière des sentiments.

En se présentant à elle, il n’éprouva aucun trouble, et quand, avec une affectation de formes cérémonieuses, il lui eut demandé une danse, la vivacité avec laquelle elle répondit : « Mais certai­nement, Monsieur » le laissa indifférent : pourrait- il y voir autre chose que la joie d’une jeune fille peu habituée au monde !

Après quelques instants seulement, à se sentir près d’elle, une légère émotion le gagna; il se figura que quelque chose revivait de son ancien amour ; et après l’avoir quittée avec une révérence respec­tueuse, il se retira vite dans un autre salon pour se trouver seul et ne pas laisser voir son trouble.

Il ne revint l’inviter qu’au dernier moment lorsque l’approche du départ commença à l’agiter. Il craignait d’être importun, mais elle le rassura par son amabilité. Et il s’amusa de la diriger dans les figures d’un quadrille, heureux de la voir sauter joyeusement ; mais plus douces encore furent les quelques minutes qu’ils passèrent ensemble à cau­ser, en se promenant. Puisque sans doute ils ne se reverraient jamais, allait-il lui parler du passé, lui rappeler, par une allusion discrète, la place qu’elle avait jadis tenue dans ses pensées? Il goûtait une joie amère à se comporter comme un étranger vis à vis de celle qu’il avait tant aimée, et qui avait su les sentiments qu’elle inspirait. Dans les banalités qu’il débitait, seul, le ton affectueux et parfois atten­dri de la voix disait de ce qui se passait en lui.

Le moment de la séparation approchait. La tris­tesse montait maintenant au cœur de Jacques ; non plus celle de l’amoureux tout entier à sa passion, mais celle, plus pénible assurément, que donne la réflexion. Cette jeune fille qu’il avait jadis adorée — il s’en rendait compte — ne lui était plus rien : en la regardant, il pensait à nos fragiles attachements que le temps brise sans pitié, à l’impuissance où nous sommes de nous retenir à ce qui nous est cher.

Et quand, apprenant son départ, elle lui eut dit naïvement : « Déjà, monsieur ! »  ce sentiment l’étreignit avec tant de force qu’il ne trouva pas un mot aimable à répondre et qu’il partit en toute hâte.

14 avril 1894.    A. Rynald.

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